Par Guillaume Davranche (AL Montreuil)

 

La guerre civile syrienne est devenue, pour bonne part, le thé­âtre d’un affrontement indirect entre puissances étrangères. Russie, États-Unis, Iran, Turquie, France, pétromonarchies… Qui veut quoi  ? Et le Rojava dans tout ça  ? Essai de décryptage et hypothèses.

Pour la troisième fois cette année, la Syrie a vu l’échec, en septembre, d’une tentative de trêve parrainée par la Russie et les États-Unis. ­Échec principalement dû à la multiplication, au sein de la guerre civile, de forces armées aux objectifs contradictoires, aux alliances mouvantes, aux parrainages incertains. Difficile de faire respecter un cessez-le-feu dans ces conditions. Plus que jamais cependant, Moscou et Washington apparaissent comme le duo sans qui rien ne pourra se faire en Syrie. Au grand ­agacement des autres puissances ingérentes – Iran, France, Turquie, Arabie saoudite… – tenues à distance des conciliabules russo-américains, ou conviées à d’inutiles conférences multilatérales, comme celle de Lausanne le 15 octobre [1].

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C’est essentiellement du fait des interventions étrangères que la révolution de 2011 a dégénéré, courant 2012, en guerre civile. Dans cette mêlée des impéria­lismes, chacun poursuit des objectifs, fait des paris, teste ses partenaires et concurrents… Et pendant ce temps, la population civile, otage de ce jeu cruel, fuit par milliers.

Ce que veut la Russie

Avant tout, Moscou veut conserver la Syrie dans son orbite. Ce pays, allié depuis 1971, accueille le seul relais de la flotte russe en Méditerranée : Tartous. Mais garder la Syrie ne signifie pas nécessairement garder Bachar el-Assad. Après cinq ans de massacres, tout le monde sait que le dictateur n’aura plus jamais l’autorité pour régner sur l’ensemble du pays. L’idéal serait donc d’obtenir des négociations et un compromis entre Assad et l’opposition non djihadiste. Puis une transition qui durerait un an ou deux, vers un gouvernement d’union nationale parrainé par Moscou… et débarrassé du compromettant Assad. On l’imagine très bien finir ses jours dans un exil doré en Russie ou en Iran. Ce compromis permettrait d’isoler et de désagréger les forces djihadistes – Daech et le front Fatah al Cham (ex-front Al Nosra, lié à Al Qaeda) – qui prospèrent sur le chaos ambiant.

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cc Russian Presidential Press and Information Office

Mais il y a plusieurs obstacles à ce scénario : primo, Assad peut se montrer indocile et, pour résister à son éviction, saboter un éventuel processus de paix ; secundo, les villes et les brigades rebelles qui ont enduré, depuis cinq ans les barils explosifs et les attaques chimiques, transigeront difficilement sur le départ de Assad ; tertio, sur le terrain (notamment à Alep) une bonne partie des brigades rebelles a besoin, pour tenir, de l’alliance avec le front Fatah al Cham, et elles ne sont pas prêtes à y renoncer pour de très hypothétiques négociations de paix.

Ce que voudraient les États-Unis

Washington n’a jamais fait du renversement de Bachar el-Assad une priorité. Quand François Hollande avait voulu attaquer Damas, en septembre 2013 Obama avait refusé de le suivre. Depuis l’été 2014, c’est encore plus clair : la priorité est la destruction de l’État islamique et, dans une moindre mesure, celle de Fatah al Cham. Dans cette mesure, le scénario russe d’une transition incluant Assad est accepté par les États-Unis depuis mars 2015.

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cc U.S. Navy photo – United States Department of Defense

Les obstacles à ce scénario sont cependant tels que, dans les milieux diplomatiques états-­uniens, une autre possibilité est parfois évoquée  : la partition du pays en un Kurdistan, un « Arabistan » et un « Alaouistan » – trois entités ethnico-religieuses dont chacune serait, par la force des choses, le protectorat d’une puissance étrangère. Ce scénario est cependant si dangereux – il amorcerait une remise en cause générale des frontières au ­Proche-Orient – qu’aucun pays voisin n’en veut. Au mot repoussoir de « partition », les Américains préfèrent donc celui de « fédéralisation » [2] – un fédéralisme dévoyé puisque assujetti à une stratégie impérialiste.

Ce que veut la Turquie

Pour Ankara, le renversement de Assad n’est plus une priorité, et la partition du pays – qui conduirait à un Kurdistan autonome – est exclue. Depuis la bataille de Kobanê, fin 2014, le principal souci d’Erdogan est d’enrayer la dissidence kurde en Turquie, et d’entraver l’émergence du Rojava. C’est dans ce but qu’avec le feu vert de Moscou et de Washington, l’armée turque a envahi une portion du territoire syrien pour refouler les milices kurdes à l’est de l’Euphrate.

La « zone tampon » dé­sormais sous son contrôle sert de base arrière aux rebelles subventionnés par Ankara et continue à abriter les filières de soutien à Daech [3].

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cc Voice of America News : Henry Ridgwell

Des camps de réfugiés pourraient également y être implantés [4]. Ces réfugiés que la Turquie retient sur son sol constituent son meilleur moyen de pression sur l’Union européenne.

À force d’être montré du doigt comme le principal soutien de Daech, Erdogan a néanmoins dû prendre ses distances avec Daech, mais il évitera de rompre complètement, de crainte de représailles sur le sol turc, où les réseaux djihadistes sont très présents.

Ce que veut l’Iran

La priorité de Téhéran est à la fois le maintien du régime syrien actuel, son unique allié dans le monde arabe face à l’Arabie saoudite, et la destruction de Daech. Sans une Syrie maintenue dans l’intégrité de ses frontières, l’Iran perdrait sa jonction territoriale avec son principal agent dans la région : le Hezbollah libanais. Et Daech, qui considère que les hérétiques méritent la mort, menace directement les populations chiites d’Irak et alaouites de Syrie, dont Téhéran se veut le protecteur. Des milliers de soldats iraniens et de miliciens chiites rémunérés par Téhéran sont déployés en Irak et en Syrie pour y faire face.

Ce que veulent l’Arabie saoudite, les EAU et le Qatar

Les pétromonarchies, qui rejettent toute partition du pays, ­voudraient le départ de Assad et sont dépitées du peu d’empressement de Washington sur ce point. En finançant et en armant les forces rebelles, dont le front Fatah al Cham, elles exercent néanmoins une pression sur l’allié américain.

Entre 2011 et 2013, de pieuses donations de businessmen et de princes du Golfe ont également alimenté Daech [5], avant que les pouvoirs publics ne mettent le holà – trop tard, le monstre avait pris de l’envergure et acquis les moyens de son autofinancement.

L’Arabie saoudite redoute à présent les attentats djihadistes sur son sol – trois ont été perpétrés en juillet dernier. La Syrie et le Yémen sont les principaux théâtres de la guerre indirecte que se livrent le bloc sunnite et l’Iran chiite mais, moins résolues, les pétromonarchies n’ont pas encore osé engager des troupes au sol.

Ce que veulent la France, la Grande-Bretagne, la Belgique…

La priorité de Paris, de Bruxelles et de Londres est de tarir le flot des réfugiés et d’éradiquer Daech, le départ de Bachar el-Assad étant clairement passé au second plan. Dès le début de la guerre civile, les services français et britanniques ont activement soutenu l’opposition armée. L’interventionnisme franco-britannique a culminé en septembre 2013, avec la préparation – avortée – d’une attaque contre Damas.

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Puis l’attention s’est reportée sur Daech, d’abord en Irak, puis en Syrie. L’opération Chammal, menée par l’armée française, est montée en puissance, avec des forces aéronavales considérables – dont le porte-avions Charles-de-Gaulle –, loin devant les autres États de l’UE engagés dans la coalition (Pays-Bas, Belgique, Royaume-Uni, Danemark).

Ce qu’espère la gauche kurde

La priorité du PYD syrien, c’est de consolider l’autonomie du Rojava, en tirant profit au maximum de la marge de manœuvre que lui donnent les événements : affaiblissement de Damas, aide matérielle de Washington et de Moscou, neutralité de Téhéran, bienveillance de Paris et Londres. Depuis octobre 2015, les milices YPG-YPJ ont formé, avec des brigades syriaques et arabes, les Forces démocratiques syriennes (FDS). Outre ses capacités militaires, l’alternative politique portée par la gauche kurde est un réel atout vis-à-vis des populations locales et de ses soutiens internationaux.

Fin août, lors de l’intervention turque en Syrie, Russes et Américains ont publiquement pris leurs distances avec les FDS [6]… puis ont continué de les aider sans excès de discrétion [7]. Une attitude qui consiste sans doute à tenir la dragée haute à la fois aux Kurdes et à Erdogan… La gauche kurde n’aura pas été surprise par la duplicité de ses alliés de circonstance ; cela constitue en tout cas un utile rappel de la nécessité pour elle de rester parfaitement indépendante dans ses objectifs, d’où que vienne ­l’aide qu’elle accepte.

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Feneeq News/وقع فينيق نيوز الاخباري

La difficulté politique, pour les militantes et les militants kurdes est de revendiquer une fédéralisation de la Syrie sans passer pour des « antipatriotes », fourriers d’une partition du pays. Le PYD prend donc toujours soin de préciser que son projet de « confédéralisme démocratique » est compatible avec le maintien d’une Syrie unie. La Turquie, cependant, fera tout pour empêcher ce scénario, et les Occidentaux ne voudront pas contrarier Ankara sur ce point ; d’autre part, il y a un consensus entre Assad et son opposition pour exclure le PYD des négociations de paix, et Moscou comme Téhéran ne lui forceront pas la main sur ce point.

Ce que voudrait le régime de Damas

Partition ou maintien de l’intégrité du pays, ce qui intéresse le régime est avant tout la sécurisation de l’Alaouistan. Et, pour Assad et son clan, la sécurisation de son pouvoir ou, à défaut, de ses biens. Mais la « reconquête » revendiquée de l’ensemble du territoire semble totalement irréaliste. Ne tenant plus que par la volonté de Moscou et de Téhéran, le régime a une marge de manœuvre assez étroite.

AL, Le Mensuel, octobre 2016