Par Donaldo et Lombardi (AL BXL)

des-manifestants-defilent-contre-travail-nantes-20-avril-2016_0_1400_931-1Le temps est révolu où un diplôme universitaire garantissait le décrochage d’un emploi stable.  Pour un bon nombre de jeunes diplômé-e-s, la bataille sur le marché du travail commence par un stage, suivi d’un CDD, puis un job intérim, sans oublier le chômage entre deux, puis de nouveau un intérim … La galère sur le marché du travail touche tous les niveaux de formation et elle n’est pas que passagère : La succession d’emplois temporaires, souvent mal rémunérés, sans perspectives d’embauche, n’est pas une phase de vacillement avant de prendre pied dans le monde du travail, mais caractérise la vie de jeunes travailleurs-euses à travers toutes les professions. L’ère des jeunes travailleurs-euses d’aujourd’hui est celle de la précarité. Partout en Europe, on assiste depuis les années 80 à une hausse des contrats dits « atypiques ». Alors que le salariat-CDI s’était érigé comme modèle de référence du rapport salarial durant les « trente glorieuses », les jeunes d’aujourd’hui sont frappés d’une insécurité structurelle de l’emploi que connaissaient rarement leurs parents.

Tou-te-s celles et ceux qui ont déjà vécu ou vivent cette instabilité permanente connaissent bien ses « effets secondaire » : le stress, l’impossibilité de se projeter dans l’avenir, la peur du vide, de glisser dans la pauvreté… et la pression sur le lieu de travail qui fait accepter tout et n’importe quoi, dans l’espoir d’un renouvellement de contrat si on fait preuve du zèle et de la docilité demandées.

La précarité – défis pour construire un front commun

La précarité pose des questions existentielles à tou-te-s les travailleurs-euses concerné-e-s. Mais elle pose également des questions existentielles aux mouvements qui croient en un front commun des travailleurs-euses pour obtenir un changement social radical. Comment rassembler lorsque nous sommes tou-te-s dispersé-e-s dans des contrats divers, des unités de production, soumises à des patrons différents ? La précarité, c’est aussi l’individualisation et l’atomisation des travailleurs-euses.

Comme le souligne la CNT-F, la précarité « se caractérise par la violence des rapports sociaux. Pour les précarisables, la vie est un combat de tous les jours, pour ne pas devenir précaires. Pour les précarisés, un combat de tous les jours, pour ne pas être encore plus précarisés. Pour ceux qui sont encore dans le monde du travail, elle se manifeste par la souffrance au travail ou la peur de perdre son emploi ; et pour ceux qui en sont sortis, le stigmate que la société impose aux soi-disant « assistés » ou « inemployables ». Dans toutes ces situations, prévaut la sensation de ne pas avoir la maitrise de son existence.[1] »

Le statut des « faux indépendants » en est une belle illustration : dans le secteur de la construction, de l’agriculture ou de la livraison de plus en plus de personnes sont embauchées en tant qu’indépendantes, alors qu’elles ne travaillent que pour une seule entreprise et que leur réalité quotidienne ne se distingue en rien des « travailleur-se-s régulier-e-s ». L’employeur se débarrasse ainsi aisément des charges sociales et  de toute garantie de revenu pour l’employé-e, le risque des aléas du marché étant totalement transféré sur le dos des travailleurs-euses. Ce statut schizophrène oblige le/la travailleur-euses à se percevoir comme entrepreneur responsable du succès ou de l’échec de « son » entreprise.

14434963_1785669275048617_9205081307130381309_oAutre exemple : la généralisation du travail par intérim ou de sous-traitance qui dissout le rapport conflictuel salarié-e-employeur. Dans le travail intérim, les salarié-e-s sont juridiquement employé-e-s par une entreprise de travail temporaire, mais effectuent leur travail sous  la tutelle d’une autre boîte tandis que la sous-traitance signifie la délégation par une entreprise d’une partie de son travail à une autre entreprise sous-traitante – qui elle-même peut choisir de faire appel à des sous-traitants (sous-traitance en « cascade »). Cette multiple subordination des travailleurs-euses bouscule la conception binaire de l’opposition entre ouvrier-e-s et patronat – qui exploite, qui est exploité-e ?

Les travailleurs-euses qui bossent sous le statut de stagiaire ou intérimaire remettent aussi en question l’identité des travailleur-euses qui se voit déclinée en diverses catégories : entre stables, intérimaires et stagiaires, les travailleur-se-s ne sont pas égales-égaux.
Cette absence d’identité collective conduit alors à une absence de prise en compte d’intérêts communs entre intérimaires et travailleur-euses fixes avec parfois des réflexes de désolidarisations et de mépris   qui se développent entre les travailleurs-euses qui ont un vrai contrat et les intérimaires.

Enfin, l’insécurité structurelle des précaires implique une mise en concurrence constante des travailleurs-euses. La peur pour son emploi et la recherche d’un nouveau étant devenu permanente, les travailleurs-euses sont sans cesse en compétition les un-e-s avec les autres. Combien d’entretiens d’embauche pendant lesquels il faut espérer la défaite des autres, pour soi-même être « sauvé-e », dans lesquels il faut prétendre d’être plus apte que ses concurrent-e-s, alors que ces processus de sélection ne sont que fonction de la conjoncture économique et souvent basés sur des considérations managériale et arbitraire.

Ultime difficulté pour cerner les précaires comme groupe homogène sont les diverses identités sociales qui se cachent derrière la précarité : enfants d’ouvrier-e-s, racisé-e-s, femmes, sans-papiers, jeunes diplômé-e-s, etc….  Comment voir une unité dans ce panorama éclaté de destins sociaux individualisés ?

La précarité comme caractéristique des travailleur-euses dans le capitalisme actuel

La précarité ne se résume pas à un aspect contractuel. Les restructurations d’entreprise, l’internationalisation et la volonté des patrons de répondre à une rentabilité à court terme, ce mode de gestion propre aux entreprises néocapitalistes,  est source d’une instabilité générale de l’emploi, un questionnement permanent qui « déstabilise les stables », car un CDI ne protège en rien d’un licenciement. La multiplication d’emplois précaires est un aspect de la flexibilisation de la main d’œuvre ; comprendre ses origines demande une prise en compte de l’ère actuelle du système capitaliste.

12717411_1523339707961365_5340828757913938712_nAlors que le contexte économique d’après-guerre était favorable aux luttes ouvrières pour l’obtention de concessions de la part des patrons, la donne a changé avec la crise des années 70. Elle a ouvert la porte aux nouvelles politiques dites « néolibérales », des années 80 : libéralisation, privatisation, dérégulation. Souvent analysées comme un retrait de l’état, il faut plutôt voir dans cette évolution une nouvelle manière de gouverner, notamment à travers une nouvelle régulation  du marché du travail. Car l’état ne laisse rien au hasard quand il s’agit de créer les meilleures conditions pour permettre aux entreprises implantées sur son territoire de faire fructifier leur capital grâce à une main d’œuvre disponible et bon marché. La création de nouveaux contrats, l’assouplissement des conditions de licenciement, cela est l’œuvre d’un état capitaliste, gestionnaire de la précarité de celles-ceux qu’il gouverne.

Face à ces mutations, d’aucuns présagent l’émergence d’une nouvelle classe sociale, le « précariat », concept notamment développé par le sociologue français Robert Castel. Mais s’agit-il vraiment d’un changement qualitatif de la condition de travailleur-se au point d’y voir une nouvelle classe ? La précarité, n’est-elle pas intimement liée à la condition de travailleur-se ?

Si la précarité des jeunes correspond à une réelle transformation du rapport salarial, il ne s’agit que d’une déclinaison de ce rapport dans lequel le travailleur dépendra toujours de la volonté d’autrui. L’étymologie du terme en dit long sur le rapport social de domination qui est à la source de la précarité : precarius désigne ce qui est « obtenu par prière ». N’est-ce pas le propre du-de la travailleur-se, du-de la « demandeur-se d’emploi » ? Le-la travailleur-se est par définition celle-celui qui vend sa main d’œuvre, sa force de travail sur le marché de l’emploi. Sur ce marché, elle-il doit espérer trouver sa place dans un calcul de rentabilité qui se fait à ses dépens. Bien que historiquement les luttes ouvrières aient pu acquérir des garanties en matière de sécurité de l’emploi, cela était possible seulement dans un contexte économique bien particulier, et n’a jamais libéré les travailleur-se-s de cette dépendance qui est propre à leur « double liberté » : libres de vendre leur force de travail, mais libres, aussi, de tout moyen de production (c’est-à-dire que les travailleur-se-s ne possèdent pas les outils ou les locaux nécessaires pour produire des biens et services qu’ils-elles pourraient vendre sur un marché – cette « liberté » les rend ainsi dépendent-e-s des propriétaires de ces moyens de production).

Les jeunes d’aujourd’hui – ouvrier-e-s, diplômé-e-s, de toutes les nationalités – malgré la diversité de leurs situations, sont uni-e-s dans la galère qu’est la précarité. Ce processus de précarisation remet en question la manière dont le mouvement ouvrier est constitué, il remet en question l’unicité du sujet politique « travailleurs-euses » par la multiplicité des expériences vécues dans le salariat et vient bousculer les anciennes formes de lutte.

[1]                      http://www.cnt-f.org/contre-toutes-les-precarites-lutter-s-organiser-se-syndiquer.html