Par Anne Clerval (géographe)

Le mouvement de relégation des classes populaires vers la périphérie des grandes villes semble parfois relever d’un mouvement inexorable. Il est cependant possible de le freiner.

La gentrification – l’embourgeoise – ment des quartiers populaires par la transformation de l’habitat et du tissu urbain – est un processus local qui résulte des reconfigurations du système capitaliste à différentes échelles : transformation sociale des emplois dans les grandes villes, en lien avec la nouvelle division internationale du travail, fonctionnement du marché immobilier comme enjeu croissant d’absorption des surplus de capitaux, mais aussi politiques économiques néolibérales, déréglementation du marché du logement [1], et surtout politiques locales d’embellissement des espaces urbains au détriment des usages populaires de la ville.

Si tous ces facteurs sont réunis et puissants dans une ville ou un quartier donné, il n’est pas facile de résister à ce processus, surtout dans un contexte de délitement de la conscience de classe des dominé-es. On peut toutefois envisager quelques pistes, à deux niveaux.

À court terme, dans le cadre du système économique et politique existant, des actions peuvent être menées pour freiner la gentrification. On peut citer les luttes contre les expulsions locatives, contre les projets de promotion immobilière qui font monter les prix, mais aussi l’occupation des logements vacants.

Ces luttes ont tout intérêt à se coordonner au niveau de l’agglomération, voire de tout le pays ou au niveau international. Aux États-Unis existe ainsi la coalition Right to the city, qui exige un contrôle des loyers, la réquisition des logements vides et la création de logements sociaux.

Solidarité et politisation

Toujours au niveau local, il est possible de s’attaquer aux politiques d’urbanisme qui prônent la mixité sociale, l’embellissement de la ville ou la création de nouveaux équipements culturels, tant leur objectif réel est la gentrification. Même quand elles mettent en avant la création de logements sociaux, il faut se battre pour éviter leur création au strict bénéfice des classes moyennes et demander de vrais logements sociaux en quantité.

Ces politiques dépassent la seule question de l’habitat et supposent une lutte pour maintenir l’appropriation populaire des quartiers qu’elles visent. À cet égard, les squats qui proposent des activités favorisant la solidarité et la politisation, comme la CREA à Toulouse, le Dilengo à Ivrysur- Seine ou jadis la Cantine des Pyrénées à Paris 20e, expulsée l’été dernier [2], sont des appuis décisifs au maintien de cette appropriation populaire des lieux.

Cependant, les luttes centrées sur le logement sont au coeur des résistances à la gentrification, mais elles ne suffisent pas : pour maintenir cette appropriation populaire et développer les pratiques solidaires, ces luttes doivent s’accompagner d’un travail de politisation et de développement de la conscience de classe. Cela suppose aussi pour les militantes et les militants de s’interroger sur leur position sociale dans ces quartiers (aussi bien en termes de classe et de « race » que de genre) pour ne pas reproduire, dans les luttes, la domination qui est déjà en jeu dans la gentrification.

La politisation est à la fois un moyen et une fin de la lutte contre la gentrification au quotidien. Car encadrer les loyers et lutter contre les projets d’urbanisme qui visent à effacer la ville populaire ne suffiront pas, et les militantes et les militants sont parfois, malgré eux, des avant- gardes de la gentrification des quartiers populaires.

À long terme, lutter contre la gentrification devrait être l’occasion de remettre en cause le capitalisme et l’État, en faisant le lien avec les luttes d’émancipation : il s’agit de porter des principes politiques plus larges comme la socialisation et l’autogestion du logement, ou encore l’autogestion collective de la ville (ou « droit à la ville ») afin de l’arracher aux logiques d’accumulation du capital.

Source : Dossier Urbain, AL, Le Mensuel, janvier 2015