par Lili Putien et Guillaume Davranche (source : posté sur Alternative libertaire le 3 juin 2003)

« On occupe, on travaille, on se paye. » C’est une des faces de l’Argentine depuis l’insurrection de l’hiver 2001. Et malgré la répression qui se développe contre les mouvements sociaux, ça le demeurera. Les forces de l’ordre pourront encore tenter d’évacuer des usines « récupérées ». Elles ne pourront pas faire oublier la dynamique lancée par plusieurs mois de lutte et d’expérimentation sociale.
C’était en janvier dernier à Buenos Aires, dans le quartier Florès. La pièce dégageait toujours une forte odeur de formol. « Ici, regarde, c’est l’ancien bloc opératoire. Il suffirait de pas grand chose pour le remettre en état. L’équipement est intact. Il ne manque plus que la municipalité de Buenos Aires nous accorde des fonds pour accueillir des malades. » Omar ne voulait qu’aucune pièce n’échappe au regard. L’assemblée populaire lui avait confié la garde de cette ancienne clinique au pied de laquelle un groupe d’habitantes et d’habitants organisait désormais une cantine pour les plus pauvres des alentours. De l’entrée au grenier, l’étudiant voulait tout faire visiter. « Ici, ce sont les chambres de malades. Là, le local pharmacie. Cela fait six ans tout juste que ce bâtiment a été abandonné par son propriétaire. Un jour, la clinique rouvrira. Je te le dis. Et nous en ferons un centre de santé pour les travailleurs des entreprises récupérées de la province. Nous sommes en discussion avec la coordination des entreprises récupérées. Ça les intéresse. On avance. Ça va marcher. »

L’histoire n’a sans doute pas laissé assez de temps à l’assemblée populaire de Florès pour mener son projet à bien. Mais si là, ça n’a pas marché, ça continue ailleurs. En mai 2002, la Coordination de soutien au peuple argentin recensait ainsi sur son site web plusieurs dizaines d’entreprises, occupées par leurs salariés, ayant repris en main l’outil de production pour éviter les faillites et préserver l’emploi : Zanón, entreprise de fabrication de céramiques, Wasserman y Zanello, métallurgie, Diario del Sur, presse, et beaucoup d’autres encore.

Chantiers navals sauvés

Le dernier chantier naval argentin, dernière entreprise publique du pays avec la Banque nationale, lui, est toujours sous la haute surveillance de ses salariés. L’Astilleros Rio Santiago, c’est son nom, n’est pas ce que l’on nomme une « entreprise récupérée ». Entreprise publique, elle n’a pas connu cet état de faillite qui, ailleurs, a précédé la reprise par les travailleuses et les travailleurs eux-mêmes de l’outil de production. Mais elle n’en a pas été loin.

Au milieu des années 90, il n’y avait plus ici qu’un tout petit millier de salariés. Plus aucun bâtiment ne sortait du site. Les chantiers ne produisaient plus rien, tout juste faisaient-ils encore quelques réparations. À Ensenada, ville industrielle plantée à une soixantaine de kilomètres de Buenos Aires, il n’y avait plus que la population pour croire encore à leur survie. « En 1992, les autorités nous avaient envoyé l’armée pour que l’on cesse d’occuper le site. On a continué à se battre. Sans notre obstination, sans notre volonté de faire repartir l’activité, c’est sûr, cette entreprise n’existerait plus. Même si pour recommencer, raconte Jorge Smith, ouvrier, membre aujourd’hui de la commission des finances de l’entreprise, nous avons aussi bénéficié de dissensions entre la direction CGT locale [1], les autorités de la région et les représentants de l’État. »

« Tous mouillés dans des affaires de corruption et de détournement de fonds », précise l’un de ses camarades. C’est à une sorte de petit arrangement entre amis, donc, que les travailleurs des chantiers doivent aussi le succès de leur combat.

Le jeu en valait la chandelle. Depuis plus d’un an, sur ce site qui a compté cinquante disparus pendant la dictature, toutes les décisions industrielles, commerciales, financières, sociales et salariales sont prises sous la haute surveillance de l’assemblée générale des travailleurs, et ce sur proposition de commissions de travail ad hoc dans lesquelles sont présents ses délégués. Une sorte de cogestion « de lutte »… Depuis 2000, les clients reviennent. Rassuré par la rigueur toute nouvelle de la gestion, un armateur allemand vient de signer la commande d’un deuxième cargo. Sept cents sous-traitants ont été recrutés et une centaine d’embauches nouvelles ont été programmées. En quelques mois, les salaires ont progressé jusqu’à atteindre 800 pesos mensuels et, depuis quelques temps, la CTA [2] s’interroge sur la réouverture de l’école professionnelle de l’entreprise… L’autogestion in situ. Loin des discours et des livres, vivante, dans les luttes. Riches de toutes ses contradictions.

La pratique en débat

En témoignent les débats qui traversent le mouvement des entreprises récupérées argentin. Entre les entreprises récupérées fortement liées au « péronisme social », celles proches du mouvement trotskyste, d’autres plus proches du « mouvement social », les divergences sont profondes.

Bien plus importantes que le folklore qu’on imagine. Un courant de pensée, incarné par le Mouvement national des entreprises récupérées (MNER), imagine pouvoir stabiliser ce mouvement pour le transformer en un large secteur économique coopératif, dans le cadre du marché et réglementé par l’État. Un autre courant de pensée, héritier du léninisme et présent par exemple à Zanón, y voit la chance donnée au mouvement révolutionnaire d’aller vers un contrôle ouvrier, première étape vers une étatisation des entreprises. Un troisième courant de pensée enfin, marqué par le passé anarcho-syndicaliste du mouvement ouvrier argentin [3], voit dans ces expériences les germes d’une autre dynamique, une dynamique de luttes pour une autre logique économique et politique, où la socialisation des entreprises ne doit pas être une étatisation qui tuerait l’autogestion ouvrière. Entre ces différentes sensibilités, peu de points communs, ou autant que ce que peuvent partager les militant(e)s qui, dans la CTA, défendent une « pause » dans le processus insurrectionnel, et celles et ceux qui espèrent le poursuivre. Le débat sur l’autogestion est celui sur l’avenir d’un mouvement et des moyens qu’il se donne pour avancer. Rien de moins.

Autogestion offensive et défensive

Lorsqu’un sociologue de l’université de Buenos Aires assure qu’existe une ligne de fracture entre un modèle autogestionnaire « défensif » et un modèle autogestionnaire « offensif » — entre celles et ceux qui se contentent de s’assurer des moyens de travailler et celles et ceux qui portent un projet de transformation sociale —, il pose les termes d’une discussion fort intéressante sur ce qu’est une dynamique révolutionnaire. Entre ces deux modèles « chimiquement purs », les situations sont généralement nuancées, contrastées, bref, vivantes.

Et la situation chez Impa, l’une des entreprises symboles du mouvement des entreprises récupérées argentines — la seule à s’être ouverte au mouvement social en accueillant en son sein un centre culturel animé par les étudiantes et les étudiants de l’université de Buenos Aires et ouvert à la population du quartier —, l’illustre bien. Chez Impa, à la forge ou au conditionnement, les conditions de travail sont désastreuses. Les travailleurs se payent, et même bien : entre 900 et 1 000 pesos par mois. Mais il y a beaucoup à faire encore pour approcher les standards de sécurité au travail que l’on trouve en Europe. Et ce n’est pas dans l’économie de marché que les travailleuses et les travailleurs d’Impa dépasseront les choix cornéliens qui s’imposent à eux : investir dans les conditions de travail ou dans les hausses de compétitivité ?

On s’aperçoit là qu’en-soi, l’autogestion n’a rien d’un remède miraculeux : elle correspond, au bout du compte, à la démocratie et à la rationalité dont le capitalisme nous avait fait oublier l’existence. Mais sa réussite ne peut être dissociée de la lutte, plus globale, pour une transformation socialiste de la société. On ne peut certes prédire les suites du mouvement insurrectionnel argentin [4], qui a déjà connu des phases de reflux puis de redémarrage. Une chose est sûre : il est au milieu du gué, tandis que la contre-attaque de l’État a déjà commencé. Si la police a été mise en échec devant Zanón, elle a réussi à évacuer les ouvrières de l’usine Bruckman (textile), le 18 avril au petit matin [5]…

[1] La CGT argentine, dont la direction est organiquement liée au Parti justicialiste (péroniste), tient moins du syndicat que de la structure para-étatique d’encadrement des salariés.

[2] La Central de los trabajadores argentinos est une structure syndicale – principalement implantée dans le secteur public ou récemment privatisé – issue d’une scission de la CGT en 1992. Les libertaires argentins font généralement le choix de se syndiquer à la CTA.

[3] La Federación obrera regional argentina (Fora) a été jusqu’à la Seconde Guerre mondiale le principal syndicat argentin. D’orientation libertaire et révolutionnaire, il sera actif jusqu’à la fin des années 50, malgré une intense répression, avant d’être définitivement supplanté par la CGT, le syndicat unique créé par l’État.

[4] Le nouveau président argentin, Nestor Kirchner, un politicien péroniste pur jus, manque cruellement du peu de légitimité qu’auraient pu lui conférer les urnes : le 14 mai, avant le second tour, son adversaire, l’ancien président Carlos Menem, a retiré sa candidature, laissant Kirchner à son score du premier tour : 22% à peine des voix exprimées…

[5] Bruckman n’a pas été ciblée au hasard par les autorités argentines. Ce sont essentiellement des femmes qui y travaillent. Cette entreprise est très liée au mouvement des chômeur(se)s piquetero et a procédé à l’embauche de plusieurs dizaines de piqueteras ces derniers mois. Depuis l’évacuation, la solidarité de la population s’organise. Des collectes ont permis d’acheter des machines à coudre afin de faire repartir la production dans la rue avant de réintégrer un jour les locaux de Bruckman.