Propos recueillis par Adèle (AL Montreuil)

Amandine Gay a réalisé le film Ouvrir la voix, sorti en salles le 11 octobre. Portraits croisés de 24 femmes noires de France et de Belgique, il a pour ambition d’être une « histoire de femmes puissantes et touchantes ». Elle répond à nos questions sur le contexte de la création du film et sur les messages qu’il porte.

Alternative libertaire : Pouvez-vous vous présenter, et présenter votre film ?

Amandine Gay : J’ai 33 ans et mes activités s’articulent entre la recherche et la création. J’ai quitté la France en 2015 pour m’installer à Montréal où j’ai repris des études de sociologie. J’ai mis quatre ans à sortir en salle ce documentaire qui s’appelle Ouvrir la voix. J’aimerais être réalisatrice de façon pérenne, mais ça dépendra du nombre d’entrées du film. Ouvrir la voix a été fait à trois personnes : moi, mon conjoint, et une amie, Coralie Chalon. On ne se paye pas mais j’ai pu faire le film sans que personne ne m’entrave, ni ne change ma narration. Ce film, c’est : « Du jour où on découvre qu’on est noire au jour où on décide ou non de quitter la France », parce que c’est un projet que j’ai commencé le jour où j’ai décidé de m’installer au Canada, dans l’idée de laisser une trace. J’ai voulu trouver une boîte de distribution, pour être soutenue par des gens dont c’est le métier. Mais on me proposait de mauvais contrats, donc j’ai créé ma boîte de production et distribution : c’est nous qui sortons le film. D’abord dans une dizaine de salles, puis une vingtaine, avec une grosse tournée de projections-débats.

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Le film s’ouvre sur le chapitre intitulé « Il va falloir lutter » : est-ce un écho à cette lutte pour qu’il sorte en salles ?

Amandine Gay : C’est surtout l’idée de transmettre cette notion qu’on nous apprend très tôt dans nos vies, comme un long combat qui ­s’amorce. Comment, quand on appartient aux communautés racisées [1], on comprend que tout ce qu’on fait va être un combat. Durant mon expérience de comédienne, on m’avait dit des choses comme : « On n’emploie pas les Noir.es parce que vous êtes difficiles à éclairer, vous prenez moins bien la lumière » ou encore : « C’est un film de niche ». Comme si ce qui n’a pas trait au groupe majoritaire ne pouvait pas être universel. Heureusement que les Noir.es, les Arabes sont capables de s’identifier au groupe majoritaire, parce que sinon on ne pourrait pas apprécier le cinéma ! Pourquoi l’inverse ne serait pas vrai ? Une amie m’a conseillé de faire une demande d’aide à l’écriture du CNC [2], parce que le CNC est un système qui fonctionne en cascade. Par exemple il faut avoir déjà reçu une aide du CNC pour demander une aide du fond Images de la diversité, ou une aide à la production, à la postproduction. Je n’ai pas eu l’aide. Le fonctionnement du CNC est intéressant, l’idée de financer le cinéma d’auteur en prenant l’argent des blockbusters, c’est une idée de génie. Mais la question après c’est : comment on répartit cet argent ? Il va à ceux qui en ont déjà. Les règles mises en place font que l’argent va aux plus puissants dans le monde du cinéma d’auteur.

« Vivons heureux, vivons caché » est le titre d’un autre de vos chapitres. C’est ce que vous choisissez de ne pas faire. À quel prix ?

Amandine Gay : C’est dur, mais je l’ai fait une fois, je ne le ferai pas deux. Je n’ai pas l’argent, plus l’énergie. Rien n’est pérenne, cette sortie nationale c’est un tour de force, qui est coûteux financièrement, émotionnellement, physiquement. Je suis très fatiguée. C’est problématique, parce que ça veut dire que très peu de femmes noires ont l’opportunité de faire ça. La dernière fois qu’une femme noire a eu une sortie nationale en France c’était il y a trente ans, et pourtant, en trente ans, il y en a eu des femmes noires qui avaient du talent. Moi j’ai fait Sciences Po, donc je peux faire aussi ma comptabilité et l’administratif, en plus du fait d’être artiste. En plus je suis visible médiatiquement, je prends facilement la parole. Mais les personnes qui ont « juste » du talent, qui peut les accompagner ? Mon père balayait les rues mais j’ai une mère institutrice. Mon parcours scolaire est complétement lié au fait qu’elle a pu me pousser à l’école. Donc ça repose sur la chance et la volonté individuelle. Ça me dérange. Qu’est-ce qui est mis en place pour que des filles qui n’ont pas mon parcours puissent faire des films ? Je ne vois pas beaucoup de réponses.

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Dans le film, vous avez choisi de faire parler ces femmes individuellement et pourtant on sent que le collectif (la famille, la communauté) est très présent. Comment, dans vos luttes, on passe de l’expérience individuelle au collectif ?

Amandine Gay : Ce film est destiné aux jeunes filles noires. C’est le film que j’aurais aimé voir quand j’avais 15 ans. Il s’agit de parler à des personnes qui n’ont pas de parcours militant, et de leur mon­trer que le privé est politique. L’objectif, c’est de légitimer l’expérience individuelle en multipliant les récits, qu’elles se rendent compte que ce qui leur arrive, ça n’arrive pas qu’à elles. Parce que cette prise de conscience, c’est la condition sine qua non une mobilisation. Je trouve que souvent, dans les milieux militants, on oublie que pour se mobiliser il faut déjà avoir conscience que notre situation est politique, et qu’elle ne repose pas sur des mérites individuels. Les personnes qui sont dans des situations très précaires se retrouvent à être rendues responsables de ce qui leur arrive. Dans une perspective d’éducation populaire, je vise les personnes qui ne sont pas politisées, qui ne sont pas mobilisées, je veux leur dire que ces questions sont sociales et politiques. L’autre but, en mettant en avant des individualités, c’est aussi de ramener de la nuance. Nous les Noir.es, on est souvent présenté.es comme un groupe homogène. Il faut sortir d’une vision globalisante, et totalisante du coup, qui nous enlève notre individualité. Je voulais nous redonner cette complexité.

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L’une des personnes que vous interviewez parle de « truc postcolonial traumatique » pour désigner le fait que des personnes blanches lui touchent souvent les cheveux sans lui demander son avis. Dans quels aspects de la vie d’artiste ressent-on ce « truc postcolonial traumatique » ?

Amandine Gay : Déjà, dans les rôles qu’on nous propose, les filles ont toutes le même prénom, Fatou ou Fatoumata. Et il y a deux types de rôles qu’on nous propose quand on est une comédienne noire. Soit une fille qui sort de prison, violente, droguée, prostituée, etc., soit une femme migrante, avec une histoire liée à un mariage forcé, où en plus on te demande de « faire l’accent » ! Il y a 53 pays en Afrique, ça veut dire quoi ? Pourquoi est-ce que le rôle de « Corinne, secrétaire » ne peut pas être joué par une Noire ? On aura passé un cap quand on aura droit à la banalité. La seule échappatoire, c’est de créer nos propres trucs.

AL, Le Mensuel, novembre 2017