Par Plateforme d’enquêtes militantes

Emblème du rêve capitaliste d’un monde sans crispations ni frictions, Amazon est l’une des plus grandes firmes existantes. Cet entretien avec Anton Kramer, militant d’une alliance de solidarité avec les travailleurs.se.s en lutte au sein de l’entreprise, revient sur le parcours de mobilisation construit depuis plusieurs années à Leipzig, dans le nord-est de l’Allemagne. Il éclaire notamment le rôle politique de la logistique dans les transformations de la production, de l’échange et de la consommation de marchandises, et indique selon quelles modalités penser aujourd’hui une opposition aux processus transnationaux parties prenantes de la domination. L’exposition des formes d’action et types d’organisation mis en place souligne l’importance pour des militant.e.s de s’implanter sur un tel lieu de travail et d’y établir des liens durables avec les travailleurs.se.s et les syndicalistes.

– Plateforme d’Enquêtes Militantes : Quel est votre itinéraire politique et quand est-ce que vous êtes devenu.e.s actif.ve.s en tant qu’alliance de solidarité ?

Anton : Avant de prendre une part active dans l’alliance de solidarité aux grévistes, beaucoup d’entre nous étaient organisés dans les groupes de gauche radicale typiques, qui font une série de conférences une fois l’année, puis organisent une manifestation pour finalement, dans le meilleur des cas, réussir à faire converger le tout dans une campagne annuelle. En ce sens, une année sans campagne équivaut à une année perdue. On n’avait plus envie de cette politique, car il y manque surtout deux choses.

D’une part, cette politique de gauche radicale se déroule toujours dans un certain milieu qui englobe les étudiant.e.s de gauche et leurs ami.e.s. Qui sinon vient aux conférences sur la crise financière européenne, sur le bon concept de racisme ou sur la critique du parlementarisme ? Qui participe à nos manifs et ne les considère pas que comme une perturbation de son tour de shopping en centre-ville ?  Je ne veux pas rejeter en bloc ces deux formes de pratique politique mais elles doivent faire partie d’une stratégie plus globale.

D’autre part, c’est justement cette stratégie qui manquait. Dans l’alliance de solidarité, on n’a pas non plus une stratégie achevée, qu’on aurait suspendue et encadrée d’or dans notre salle plénière, mais je pense qu’on a une idée. Nous voulons faire avancer la constitution de la classe pour soi en réponse au nationalisme et néolibéralisme. Ça ressort déjà de la composition de notre groupe. La plupart du groupe a un contrat de travail aux universités, les autres font encore leurs études et encore d’autres doivent travailler à côté dans des conditions minables. Quant à moi, je coche toutes ces cases. Il y en a aussi qui travaillent dans le secteur du soin qui ne pourraient pas survivre en RFA sans l’attachement émotionnel nécessaire de la part de ces travailleur.s.es. Puis s’y ajoutent les travailleur.se.s d’Amazon. Il y a donc plusieurs segments de classe qui convergent dans notre politique.

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Ce n’était peut-être pas toujours l’orientation de l’alliance. Aucun.e des membres fondateur.trice.s n’est plus de la partie. Il faut savoir que la structure existe depuis cinq ans. Dans la configuration actuelle, ça fait six mois, avant on n’était de fait qu’à deux pendant longtemps. Dans notre travail aujourd’hui, nous profitons de la confiance que la première génération a instaurée. Peut-être que notre perspective de classe a un peu manqué à cette première génération. En plus, à l’époque, il s’agissait véritablement d’une alliance avec des délégué.e.s de différents groupes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

– Amazon est l’expression du nœud de reconfiguration des formes de production et de vente du capitalisme numérique au XXIe siècle. Chez Amazon se produit un nouveau degré de subsomption réelle avec lequel la chaîne se voit remplacée par l’algorithme et les applications. D’un point de vue objectif, il y a restructuration technologique et d’un point de vue subjectif, il y a un nouveau type de contrôle et de surveillance ainsi qu’une déqualification du travail vivant. Avec Amazon Flex, l’entreprise s’engage également sur le terrain des livreurs de plateforme. Comment vous interprétez le phénomène Amazon à l’aune du capitalisme numérique ?

Je ne mettrais pas au centre la vieille question « Que produit Amazon ? ». En l’occurrence, il faudrait débattre avec Marx. Amazon a certes des biens propres comme des séries ou Alexa, mais au fond, Amazon est à la fois un vendeur par correspondance et un prestataire de différents services qui concernent le commerce de marchandises. Amazon centralise le choix d’articles sur internet. Il est donc un concurrent sur internet à la fois des plateformes de marché numérique et des livreurs de marchandises.

Dans le processus de travail chez Amazon, nous retrouvons effectivement un nouveau type de contrôle. Le scanner portatif relie le travailleur à un réseau global qui dirige son processus de travail et, plus précisément, ses trajets, à l’aide d’algorithmes inaccessibles à l’individu. Les travailleurs feraient le mieux d’éteindre leur tête pendant le travail pour agir comme des robots. De nombreux points indiquent qu’Amazon collecte plus de données que ce qu’il admet. Autrement on ne pourrait expliquer pourquoi les leads et les chefs de service ont tant de données personnelles sur les individus.

Dans le même temps, Amazon mise sur des formes conventionnelles, quasiment anachroniques de contrôle. Les travailleur.se.s sont sous-divisé.e.s en petites équipes qui ont chacune un lead, donc un chef. Ce dernier ne sert qu’à contrôler et à embêter un certain nombre de travailleur.se.s. A partir de cette base de données collectées, les travailleur.se.s sont invité.e.s aux entretiens de feedback pendant lesquels on les met sous pression. Ce deuxième niveau se retrouve dans d’autres entreprises.

Ces formes de contrôle emmerdent évidemment les travailleur.se.s !

Cette surveillance numérique utilisée dans des usines risque de devenir la règle. La surveillance humaine des personnes peut être déjouée ou négociée – ce qui est impossible avec l’algorithme. Comme nous l’avons vu, Amazon peut mesurer la performance de chaque travailleur.se pendant son poste de travail et utilise ce savoir pour augmenter la pression.

En même temps, les travailleur.se.s d’Amazon circulent de façon très atomisée dans l’entrepôt, il n’y a pas de contrôle par la chaîne comme dans le fordisme classique. C’est pourquoi le capital a dû changer ses méthodes de surveillance. Le capital tentera de perfectionner ces formes dans ce secteur, tout en les étendant à d’autres secteurs de productions. La fragmentation des travailleur.se.s est une tendance de notre temps actuel. Il est inquiétant que des milliers de travailleur.se.s circulent à travers les entrepôts de façon isolée et qu’une brève discussion diminue la performance, les chefs guettant au coin afin d’empêcher les discussions.

Mais il est aussi important pour nous de souligner que tous ces processus sont l’effet de l’action humaine et que nous pouvons nous en défendre ! Si les travailleur.se.s d’Amazon réduisent collectivement la vitesse du travail, ce qui peut simplement arriver par le respect rigoureux des règles de sécurité, alors ils peuvent toujours perturber le processus de production.

La simplification et la déqualification du travail sont présentes dans les branches les plus diverses. Ainsi, il y a chez Amazon les travailleur.se.s qualifié.e.s du numériques et les peu qualifié.e.s. A cause de l’automatisation croissante, les travaux simples peuvent être progressivement effectués par des machines. Amazon ne le cache pas face aux travailleur.se.s et introduit ainsi une pression supplémentaire. L’automatisation, dont on n’anticipe pas encore l’envergure pour Amazon, est une épée à double tranchants. D’une part, elle produit du chômage et favorise la précarisation mais d’autre part, les activités nuisibles, qui rendent malade, sont au moins supprimées. Dans tout le débat sur la numérisation du travail, on ne doit pas oublier le facteur de la santé.

Bref, pour nous, Amazon, c’est un précurseur de la création de nouvelles conditions de travail dans le capitalisme numérique. C’est pour ça qu’elles nous concernent tou.te.s. Uber, Foodora, etc. sont le prolongement de leurs principes. C’est aux forces prolétaires de lutter pour que ces conditions de travail numérisées soient aménagées de manière à nuire le moins possible au bien-être des travailleur.se.s.

– L’embauche en CDD, voire en poste saisonnier dans la période de Noël, ainsi que la répression accrue contre les syndicalistes semblent rendre impossible une organisation syndicale sur la longue durée. Comment avez-vous réussi à instaurer un pouvoir organisationnel et comment concevez-vous la possibilité d’une interaction entre le syndicalisme et la gauche radicale ? Quel rôle stratégique attribuez-vous à la logistique ? Peut-on interpréter la plateforme de solidarité comme faisant partie du renouveau de l’intérêt que la gauche radicale allemande porte aux luttes sociales ?

Le pouvoir organisationnel est un problème. Je ne vais pas mentionner de chiffres mais plutôt parler des pratiques d’Amazon visant à le réduire. L’entreprise tente de multiples manières de se débarrasser des travailleur.se.s en CDI et chez eux le degré d’organisation est bien sûr nettement supérieur. L’entreprise envoie des avertissements aux travailleur.se.s à cause de bagatelles et propose ouvertement de l’argent pour que les CDI partent. Peut-être que le degré d’organisation n’est même pas le problème principal. Amazon emploie de plus en plus de personnel de sorte que le degré relatif d’organisation diminue de façon progressive notamment pendant la période de Noel et que les effets du conflit du travail soient réduits au minimum. Ces stratégies n’existent pas qu’à Leipzig, elles sont confirmées aussi par les collègues de Poznań.

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En plus, le syndicat recommence de fait à zéro dans chaque nouvel entrepôt. Les gens qui y commencent leur travail n’ont pour la part pas d’expériences préalables en matière de syndicalisme. Quasiment tous les ans, Amazon ouvre au moins un nouvel entrepôt quelque part en Europe et dans le reste du monde. Chaque nouvel entrepôt augmente la pression pour les autres.

Dans beaucoup de ces entrepôts, les travailleur.se.s mécontent.e.s s’associent et tentent de changer quelque chose. A Leipzig, les travailleur.se.s mènent cette lutte en étant organisé.e.s dans le syndicat ver.di du DGB [1]. De façon classique, les militant.e.s de gauche peuvent commencer eux-mêmes à travailler chez Amazon. Les exigences n’y sont effectivement pas très élevées. Quant à savoir combien de temps on peut le supporter, c’est une autre question.

Nous avons choisi un autre chemin qui est plus proche de nos conditions de vie. Nous travaillons ensemble avec les grévistes et notamment avec les délégué.e.s syndicaux.les [2], les représentant.e.s de ver.di élu.e.s dans l’entreprise dont certain.e.s nous apprécient beaucoup. Nous décidons tou.te.s ensemble de la stratégie. Il.elle.s se sont rendus compte qu’il.elle.s ont besoin d’un soutien extérieur à l’entreprise pour la lutte au travail, ou tout du moins qu’il est utile. Les délégué.e.s espèrent de nous avant tout un soutien en vue des campagnes publiques. Il y a cinq ans, lors que la première génération s’est présentée aux travailleur.se.s en grève avec des cafetières, il.elle.s se demandaient encore ce que nous, étudiant.e.s, on venait faire là.

Nous soutenons la lutte au travail justement parce que nous l’estimons centrale pour l’évolution des conditions de travail. Le vaste discours sur Amazon est indépendant de nous parce que l’opinion publique se rend compte qu’il y a un changement. Même si le débat sur Amazon bascule trop souvent du côté d’une fascination curieuse chez les journalistes et scientifiques. Nous intervenons dans ce discours, en disant : la numérisation est un champ de la lutte des classes et ce n’est qu’à travers une action solidaire que nous pouvons gagner cette lutte !

Nous voyons notre travail politique comme une expérimentation au cours de laquelle la gauche apprend à construire des alliances de classe et à mener des luttes de classe solidaires. J’espère que la gauche peut tirer quelque chose de cette expérimentation. La singularité de notre approche, c’est que nous restons extérieurs à l’entreprise. Nous continuons notre quotidien, mais nous n’abandonnons pas nos collègues.

Quant à nos propres biographies, certain.e.s ont sûrement participé à une sorte de vague. En l’occurrence, les luttes au travail en France, surtout, ont certainement inspiré la gauche. La plupart d’entre nous faisait un travail politique différent à l’époque. Cependant, indépendamment de cette tendance actuelle à s’occuper des luttes sociales dans la sphère des relations de travail, nous avons fait l’expérience que notre politique n’a jamais franchi les bornes du milieu. Nous n’avons quasiment jamais essayé de construire des contacts par-delà nos cercles. Or, ces relations sont les conditions de base du changement social. Selon nous, la formation de la classe pour soi – et nous aussi faisons partie de la classe des salarié.e.s, quand bien même nous sommes majoritairement des employé.e.s de l’Etat – n’est pas un automatisme mais l’effet de l’action politique.

– Amazon peut rapidement réagir aux grèves en déplaçant les commandes, par exemple vers le Fulfillment Center à Poznan, en Pologne. Quel est le rôle des alliances de solidarité dans la création de réseaux transnationaux comme le Transnational Social Strike (TSS) ? Quel est le bilan de la coopération transnationale entre Leipzig et la Pologne, où l’on passait à la grève du zèle quand les salarié.e.s d’Amazon Leipzig entraient en grève ?

social-strike.jpgUne chose est sûre : le réseau international est très important dans cette lutte, pour les raisons que évoquées. Non seulement parce qu’Amazon est une entreprise agissant à l’échelle internationale mais aussi parce que les personnels nationaux sont opposés les uns contre les autres en tant que briseurs de grève. Même des syndicats institutionnalisés comme le ver.di l’ont compris. Lors de la création de réseaux internationaux, il faut différencier deux niveaux. Il y a une coopération à l’échelle des secrétaires et des Betriebsräte, et il y a le niveau – et c’est ici que nous entrons en jeu – des salarié.e.s précaires d’Europe. Quant au premier niveau, je ne peux pas dire grand-chose puisque que nous sommes une alliance certes proche des syndicats mais néanmoins extra-syndicale.

Sans être encore actif.ve.s dans l’alliance de solidarité aux grévistes, certain.e.s parmi nous ont participé à la deuxième réunion du Transnational Social Strike à Poznan en 2015. Nous accordons beaucoup d’importance à cette idée. Si nous la formulons de façon soutenue, il s’agit bien là de faire avancer la constitution de la classe pour soi à l’échelle transnationale. Pourtant, ayant participé à d’autres réunions, l’alliance est trop peu organisée pour nous et les décisions paraissent trop opaques à des gens comme nous qui n’ont que peu de temps pour s’y engager. Les différentes ressources de temps sont toujours un problème dans de telles grandes alliances. Mais dès que j’aurai de nouveau plus de temps, je vais aller aux réunions et essayer de devenir plus actif.

C’étaient grâce à ces rencontres que nous avons fait la connaissance avec des collègues de l’IP à Poznań mais aussi avec d’autres collègues d’Allemagne, par exemple de Bad Hersfeld. Pendant de telles rencontres, l’ambiance est très particulière parce qu’il y a des gens qui ont compris que la politique d’implantation nationale – au moins pour les branches qui y sont présentes – n’a pas de sens. Nous pouvons certe plus facilement entrer en discussion avec les collèges de Bad Hersfeld mais la forme d’organisation doit être d’emblée transnationale.

Mais en même temps, c’est bien notre exigence, et celle de l’IP, que les travailleur.se.s de Leipzig et de Poznan se réunissent. Quant à l’IP, c’est facile puisqu’il est le syndicat majoritaire dans l’entrepôt. C’est bien, évidemment, de raconter aux travailleur.se.s à Leipzig qu’il y a un syndicat de base à Poznan dont les membres risquent leur emploi en se mettent en grève du zèle afin d’éviter de devenir leurs briseurs de grève. Mais c’est autre chose si, après, les collègues de Poznan débarquent ici. Finalement une délégation était présente dans la tente de grève devant le FC de Leipzig le 30 octobre 2017. Nous avons discuté directement avec les collègues et avons rédigé ensemble 95 thèses contre Amazon – 95 en écho à la célébration des 500 ans de la Réforme protestante en Allemagne qui est une cérémonie d’Etat. Puis s’est ensuivie une rencontre dans un cadre plus restreint qui a permis de prévoir des étapes concrètes. Finalement, il doit y avoir une rencontre des travailleur.se.s d’Amazon en Europe fin janvier 2018 à Leipzig. Nous espérons qu’il y aura des collègues d’Allemagne, de Pologne mais aussi de France, d’Italie – il y a eu grève dans ces deux pays également –, d’Angleterre et d’Espagne.

Dans un monde structuré en Etats-Nations, la plupart des gens ne pensent pas au-delà des frontières d’Etat alors que la politique et le capital se sont transnationalisés il y a longtemps. Par conséquent, de telles rencontres sont importantes. Elles brisent la conscience nationale ! Il se trouve que le nationalisme contredit les intérêts des travailleur.se.s dans ces branches. Tout cela recouvre évidemment des étapes nécessaires dans la constitution de la classe pour soi transnationale.

– Quels étaient vos moyens tactiques concrets ? La grève des consommateur.trice.s, le blocus, etc. ?

Ce n’est évidemment pas ainsi que nous discutons sur notre tactique. Nous avons de petits objectifs et réfléchissons aux moyens et formes pratiques pour y parvenir. Comme nous trouvons important de créer un réseau transnational, nous essayons des formes d’actions qui, nous l’espérons, au moins, sensibilisent la formation d’une conscience correspondante. Ainsi, nous investissons notre temps dans l’action tout autant que dans l’organisation et la fréquentation des rencontres internationales à l’échelle des travailleur.se.s, ou bien dans la planification d’actions transnationales.

Mais nous avons d’autres objectifs encore. Nous voulons soutenir matériellement la lutte au travail, ce pourquoi nous avons rendu visite aux grévistes le 24 novembre avec 150 ami.e.s. Nous avons traversé plusieurs fois au feu de circulation près de la sortie des camions pour les retarder – bien sûr uniquement au feu vert. Nous faisons les actions que les travailleur.se.s ne peuvent pas ou ne veulent pas faire parce qu’il.elle.s ont peur des conséquences. Mais ces actions remplissent encore aux moins deux autres objectifs. D’une part, beaucoup de travailleur.se.s nous ont fait comprendre qu’il.elle.s étaient content.e.s de cette grande solidarité. D’autre part, il y avait beaucoup de rencontres parmi les gens qui, en fin de compte, appartiennent à la même classe : étudiant.e.s, chômeurs, gauchistes en conditions de travail précaires, et travailleur.se.s d’Amazon. Sachant qu’Amazon avait mis en garde contre notre action à l’intérieur de l’entrepôt par des annonces des chefs, je suis content que l’ambiance parmi le personnel ait été majoritairement positive.

Les chances de succès de nos actions, campagnes, etc., est toujours grande. Pour nous, ça veut dire qu’on se fixe des objectifs, et qu’ensuite, on voit si on les a atteints. Cela rend difficile des actions telles que la grève des consommateur.trice.s. Déjà, il y a trois ans, nous avons initié cette action. Cela demandait beaucoup d’efforts et la portée est difficilement mesurable. Bien sûr, nous avons attiré l’attention sur les conflits dans le monde du travail. Je pense qu’il faudrait envisager de telles actions dans un cadre beaucoup plus grand que ce qu’on faisait. Nous devrions partout attirer l’attention par des affiches et d’autres moyens de communication. Nous devrions forcer Amazon à une réaction publique qu’on pourrait ensuite utiliser à nos fins. Si après à la date prévue, il se produirait un embouteillage de colis dans la section retour, ce serait parfait. Cependant, je n’anticipe pas ces évolutions à l’heure actuelle.

– L’entreprise suit une stratégie qui consiste à s’implanter notamment dans des régions fortement touchées par le chômage, afin de réduire les coûts de la force de travail par le recours à une « armée de réserve ». Quel rapport concevez-vous entre la lutte chez Amazon et le succès que la nouvelle droite incarnée par l’AFD connaît dans ces régions ? En Saxe, le parti a remporté son meilleur résultat pendant les élections du Bundestag, allant jusqu’à 27% des votes.  Quel rôle joue la lutte contre le retour en force de la droite chauviniste et néolibérale au sein du conflit avec Amazon ?

Certes, il est vrai qu’Amazon cherche à payer le moins possible pour la force de travail. Un bas niveau local de salaire moyen et de coûts de vie sont des facteurs d’implantation excellents pour les entreprises comme Amazon. Pourtant, il est aussi important que les sites soient dans un emplacement stratégique. Ainsi les entrepôts en Pologne se trouvent près de la frontière allemande, alors que l’accès à la force de travail migrante serait facilité près de la frontière biélorusse et ukrainienne. Il faut noter qu’en Pologne, Amazon livre avant tout des marchandises pour le marché allemand.

En RFA, les entrepôts d’Amazon sont répartis sur l’ensemble du pays, aux points de circulations propices.  Or, ils ne se trouvent évidemment pas à Hambourg, Munich, Francfort ou Berlin – hormi les entrepôts pour le nouveau service alimentaire – mais dans des petites villes et villages aux alentours comme Winsen, Graben, Bad Hersfeld ou Briselang, là où le coût de la vie est inférieur. Leipzig représente à cet égard une exception. Du quartier hipster gauchiste-alternatif jusqu’à l’entrepôt, on met dix minutes en vélo. Cela rend notre travail beaucoup plus simple.

Les travailleur.se.s grévistes d’Amazon avec qui nous sommes en contact sont avant tout des électeur.trice.s ou membres du parti de gauche (Linkspartei). Il y a aussi des électeur.trice.s de l’AFD parmi les grévistes. Ces dernier.ère.s ne trouvaient pas ça très cool que 150 gauchistes débarquent d’un coup pour une grève. Cela ne semble pas pour autant être une majorité. Même si les raisons du retour en force de la Nouvelle Droite sont plus complexes, il y en a deux qui concernent notre travail politique.

D’un côté, nous considérons que la montée de la Nouvelle Droite est une conséquence des expériences politiques de la période post-réunification. La désindustrialisation, la néolibéralisation et la création par l’Etat d’un secteur de bas salaires ont des effets très concrets pour le quotidien de beaucoup de gens. Ces gens ont ensuite été déçus par les dirigeants de la gauche écolo-progressiste qui ont gouverné l’Allemagne ces dernières années, et votent pour le parti de la protestation, l’AFD. Beaucoup ont aussi une position raciste et nationaliste et appartiennent probablement aux groupes qui, dès 2013, défilaient aux flambeaux devant les hébergements de réfugié.e.s. Pour moi, il reste encore à voir dans quelle mesure la haine envers les réfugié.e.s peut être une conséquence de la perte de statut et des crises économiques de la période post-réunificatrice, ou si, au contraire, d’autres raisons sont plus déterminantes.

D’un autre côté, il n’y a pas de réponse de gauche à la crise sociale de nos jours qui désigne le noyau du problème – le capitalisme. Il n’est pas ici tellement question des élections. L’auto-organisation des travailleur.se.s au sein des syndicats est la réponse traditionnelle de la gauche face à l’attaque quotidienne menée par le capital et l’Etat. Cependant, les associations de travailleur.se.s n’arrivent que rarement à conduire des grèves couronnées de succès. C’est une parfaite exception, ce fait que, depuis six ans, le ver.di investisse autant de ressources dans cette lutte au travail. L’expérience du succès contre le capital, même s’il ne s’agit là que de micro-conflits, est très importante pour construire un mouvement de gauche. Le dernier plus grand mouvement en Allemagne de l’Est, qui ne venait pas de la droite – donc ni de Pegida ni des marches aux flambeaux – c’était les protestations contre Hartz-IV, la réforme du code du travail similaire à la Loi El Khomri. Evidemment, elles existent toujours, mais en fin de compte, l’Etat a simplement résolu ces protestations par une stratégie d’attentisme. Les gens n’oublient pas ça.

Bref, notre réponse à l’individualisation néolibérale et à la canalisation raciste des expériences de souffrance est une politique de classe solidaire et transnationale. Mais nous en sommes au tout début et nous devons développer cette réponse dans nos luttes.

– Amazon est connu pour être un véritable union buster, c’est-à-dire une force anti-syndicale. Dans la période qui précède Noel, l’entreprise aurait donné des primes pour éviter les grèves. Même si, depuis environ quatre ans de mobilisation syndicale, Amazon n’accepte toujours pas de négociations pour un accord collectif de la branche du commerce de détail, il y a eu des succès partiels, tels que les hausses de salaire, les espaces de pauses décentralisés et la prime de Noël. Quel bilan tirez-vous de cette lutte et quelle est la perspective pour la suite ?

Il y a des hausses constantes de salaire, et depuis lors, la prime de Noël. Les délégué.e.s syndicaux mettent en œuvre des mesures dissuasives : « Voulez-vous retournez à l’état des choses de 2009 ? » Les luttes s’accompagnaient d’un tas d’amélioration. Néanmoins, Amazon affirme régulièrement lors des interviews que les grèves n’auraient pas d’effet. Il faut le contredire résolument.

Ainsi je pense qu’on a vu comment la lutte a donné lieu à des petits succès. Seulement, il y a un problème qui résulte de la politique syndicale allemande. Les syndicats du DGB cherchent toujours à conclure des accords collectifs qui couvrent le maximum d’espace possible. Ceci est bien pour commencer. Or, si ensuite toutes les luttes du travail sont évaluées à partir de ce point de vue, les succès ne paraissent plus très importants. Suivant sa propre logique, ver.di ne peut même pas apprécier ses propres avancées. Amazon peut ensuite se mettre en scène en tant que vainqueur.

Je ne dis pas qu’il faut se contenter de ce qui a été obtenu, mais il faut au moins reconnaître les gains. Sinon, cela crée une mauvaise ambiance. Au bout de six ans de lutte, la motivation se perd aussi. En l’occurrence, le syndicat doit développer de nouvelles stratégies avec notre soutien. Plusieurs parties du personnel, notamment la main-d’œuvre saisonnière et les migrant.e.s, sont trop peu dans la visée du syndicat. Un autre aspect implique que nous intensifions le travail transnational, où il reste beaucoup de travail à faire.

Nous espérons que les travailleur.se.s continueront encore longtemps la lutte, au moins jusqu’à ce que le syndicat ait atteint son objectif. Nous ne pouvons pas dire dans quelle mesure le climat social changera au profit d’une problématisation du travail précaire et de l’exploitation, mais nous continuerons à lever notre voix en ce sens.

Au fil du temps, au sein du groupe, nous avons appris beaucoup de choses relatives à la lutte au travail à titre personnel. Maintenant notre tâche consistera aussi à appliquer ces expériences et à mener des luttes autour de nos lieux de travail comme à l’université. Si nous pouvons compter à cet égard sur la solidarité des travailleur.se.s d’Amazon, nous aurons vraiment obtenu quelque chose.

Plateforme d’enqêtes militantes

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[1] Le DGB (Confédération allemande des syndicats) est la confédération syndicale majeure d’Allemagne comptant 6 millions de membre (2014). Le syndicat ver.di est dans le secteur des services et compte 2,4 millions de membres. C’est plus que le triple des membres du plus grand syndicat de France, la CGT.

[2] Il faut marquer ici une spécificité allemande en termes d’organisation dans l’entreprise. Le Betriebsrat, littéralement conseil d’entreprise, est l’organe de représentation du personnel, sans composante patronale, contrairement au comité d’entreprise français. Les Betriebsräte désignent ses élus qui sont l’équivalent des délégué.e.s du personnel français.e.s. Les Vertrauensleute, traduits ici par délégué.e.s syndicaux.les ne font pas partie de cette structure et font un travail syndical dans l’entreprise à titre de bénévoles.

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