Plus de trente ans après la fin de la dictature militaire, le Brésil a basculé dans une grande inconnue avec l’élection de son premier président d’extrême droite. Jair Bolsonaro, qui prendra ses fonctions le 1er janvier 2019, a été élu dimanche 28 octobre avec plus de 55% des voix, devant Fernando Haddad, le candidat du Parti des travailleurs de l’ancien président Lula (45%). Nous reproduisons ici un texte écrit avant le second tour par nos camarades brésilien-ne-s de la Coordnation Anarchiste Brésilienne et qui permet de contextualiser et de comprendre les enjeux de cette élection présidentielle.
Par la Coordenação Anarquista Brasileira (CAB) – Coordination Anarchiste Brésilienne
La séquence politique actuelle au Brésil exige beaucoup de lucidité et de sang-froid, de la part de l’ensemble des personnes impliquées dans les luttes populaires, pour analyser la réalité. En tant que Coordination Anarchiste Brésilienne (CAB), nous cherchons ici modestement à apporter notre contribution à la compréhension de cette séquence politico-sociale chaotique, dont la trame principale est à trouver dans le coup d’État juridico-parlementaire qui a renversé Dilma Rousseff alors qu’elle était aux commandes. Nous avons vécu récemment la soi-disant fin du pacte de la Nouvelle République de 1988. Ledit pacte organisait et faisait perdurer l’exclusion sociale des classes les plus basses de la société, tout en garantissant des droits juridiques minimaux, dans une coalition qui regroupait des politiciens bourgeois, le patronat, les militaires et une partie des secteurs réformistes de la gauche.
La construction de l’État brésilien, cela étant, a toujours été tournée vers les intérêts des puissances impérialistes plutôt que vers ceux de la majorité de la population. Un Etat répressif envers les pauvres a toujours été la norme des institutions de la démocratie bourgeoise. Les gouvernements du PT, depuis Lula, ont amélioré la machine criminelle de l’ordre publique avec la mise en place de tout un appareil législativo-judiciaire qui perpétue la sur-incarcération des pauvres et des noirs et la parafernália répressive qui s’attaque aux luttes sociales. Le pacte de conciliation de classes a été rompu et la collaboration mise en pièces pour faire place au programme agressif du capitalisme financier, au détriment des droits sociaux, des libertés partielles et des biens communs, qui étaient les fruits des victoires historiques du mouvement social.
L’impérialisme montre les crocs
On ne peut comprendre ce mouvement en cours dans notre pays sans prendre en compte la réalité géopolitique de notre continent latino-américain. Nous avons besoin, pour comprendre ce qui est en jeu, de calibrer nos outils d’analyse et de replacer un peu mieux le Brésil comme nation périphérique à l’intérieur du système-monde. Cette nation qui a continué à maintenir sa vocation agro-exportatrice (secteur primaire) et, dans les dernières années, s’est alignée sur la construction du plan IIRSA (Initiative d’Intégration de l’Infrastructure Régionale Sud-Américaine, actuel COSIPLAN). Ce plan cherchait à maximiser l’exploration de nos ressources naturelles, à accélerer le processus de satisfaction des marchés internationaux en leur mettant ces ressources à disposition et, au final, à favoriser les entreprises transnationales.
Un tel plan marquait une nouvelle offensive, qui concordait avec les traités de libre-échanche établis entre les Etats-Unis et certains pays de la région, dans le but d’étendre le modèle néolibéral en Amérique du Sud, même lors de la vague des gouvernements progressistes et de centre-gauche.
La crise économique de 2008 a créé de grandes difficultés pour les Etats-Unis dans leur objectif de maintien ce cap à l’échelle internationale. Depuis la chute des deux Tours Jumelles en 2001, la garantie de l’hégémonie globale est devenue leur objectif principal, comme en témoignent superbement les multiples interventions agressives menées par l’empire. Il existe, de la part de l’impéralisme, une vision qui stipule clairement que « là où va le Brésil, l’Amérique latine suit ». Dans ce sens, étant donné que notre continent latino-américain est perçu comme une réserve stratégique pour les Etats-Unis (en matière de ressources naturelles e et énergétiques et en termes politiques), les développements de la séquence politique brésilienne sont de la plus haute importance pour Washington.
Le coup d’État de 2016 n’a pas seulement démantelé les petits gains de la période antérieure mais a également amplifié le contrôle financier et international de l’économie nationale, sous formes d’achats d’ « actifs ». Une austérité qui s’impose sur la scène à grands coups de toge, avec l’opération Lava Jato [1] sur laquelle l’impérialisme peut s’appuyer dans sa stratégie de lawfare [2]. Le contrôle des secteurs des infrastructures, des énergies renouvelables, des services, de la santé et de l’éducation par des entreprises nord-américaines et chinoises continue également d’augmenter. En ce qui concerne le pétrole, 13 multinationales se sont déjà approprié près de 75 % du capital [de Petrobras, jusque-là entreprise d’État et première industrie du pays, NdT] en pré-vente, Shell et BP en tête. Les derniers rounds des ventes aux enchères ont eu lieu en octobre de cette année. D’un point de vue politique, l’action de l’impérialisme consiste à désorganiser toute possibilité que la situation brésilienne – même sous un éventuel gouvernement de centre-gauche réformiste – ne puisse représenter une quelconque menace contre ses intérêts au niveau continental. Il est important de rappeler que le déroulement du cirque électoral au Brésil aura un impact clair sur la crise du régime vénézuélien. Il se peut qu’à l’issue de ce processus, la contribution à la déstablisation politique du pays se fasse plus effective, voire même qu’une intervention militaire soit rendue possible.
La nouvelle DSN : les militaires font de la politique et menacent
Il faut se rappeler qu’il y a quelques années, à l’intérieur même du gouvernement du PT, une nouvelle Doctrine de Sécurité Nationale a vu le jour sous l’impulsion du général Etchegoyen au sein des forces armées brésiliennes. Une Doctrine qui fait des groupes liés au trafic de stupéfiants, des ONGs qui défendent l’environnement ou les droits humains, des organes gouvernementaux dits « idéologiques » ou encore des mouvements sociaux basés sur une analyse de gauche, les nouveaux ennemis intérieurs. Un des éléments de cette doctrine consiste à vider l’université et la recherche de leur rôle critique, à durcir le code pénal, à prolonger et amplifier la sur-incarcération et à adopter des mesures de contre-espionnage. Cette doctrine s’appuie sur le contrôle des moyens de communication sociale, sur la diffusion de rumeurs, la disqualification de celles et ceux qui la mettent en cause et l’usage de faux documents. Le fait de promouvoir les grèves, les blocages de rues, les occupations de terres ou de bâtiments et la lutte pour les droits sociaux des minorités politiques devient désormais caractérisé comme du soutien à des « actions terroristes ».
C’est cette nouvelle doctrine qui est responsable du lobby en faveur de la loi antiterroriste finalement approuvée par Dilma. Son objectif réside dans la création d’un nouveau pacte, une « nouvelle démocratie », où les militaires tiennent un rôle actif dans la géopolitique continentale et la politique nationale.
Pour résumer. « L’État démocratique de droit » forgé sur l’exception pour les « classes dangereuses » est actuellement en phase de reconfiguration comme un jeu de pouvoir des classes dominantes (dans certains endroits, narco-étatiques) et fait émerger de l’intérieur de lui-même les raisons d’État et leurs relations avec les intérêts de l’impérialisme. Les secteurs réactionnaires agissent dans cette conjoncture particulière comme Etat policier. Une austérité qui taille tellement loin dans la chair du peuple et fait explosé les ambitions de la classe capitaliste et de ses laquais entraîne, tôt ou tard, la nécessité d’élargir ce qui relève de l’exception pour redéfinir la norme du système et assurer ainsi sa propre sécurité.
Le centre-gauche joue tout son jeu dans les urnes
La gauche et le centre-gauche brésiliens mise leurs atouts et place leur chance dans les urnes, comme s’ils espéraient que la démocratie bourgeoise vienne à leur secours, protège les droits, retienne le garrot qui nous enserre le cou et mette en déroute l’impérialisme. Pendant ce temps, le système regarde déjà vers de nouveaux horizons et se pare de la toge ou de l’uniforme pour exercer le pouvoir, avec le soutien indéfectible du gouvernement nord-américain. Les mouvements d’opposition de gauche qui ont émergé depuis le coup d’État juridico-parlementaire et qui sont descendus dans la rue entrent malheureusement dans cette logique pragmatique, faite de raisons d’État et de gouvernement, où l’ennemi d’extrême-droite serait supposément battu par les urnes et le vote.
Le centre-gauche s’efforce de canaliser ces efforts et de les transformer en accumulation électorale, dépensant toute son énergie dans la bataille institutionnelle et le jeu pourri des partis électoralistes, au détriment de la lutte de classes. La scène politique brésilienne est maculée de la fraude d’une représentation qui, pour les bourgeois libéraux, a toujours été un mécanisme de légitimation pour usurper les forces collectives et les biens communs pour la soif de pouvoir d’une minorité. Mais nous savons que le système n’hésite pas à tordre la constitution ni à fondre l’état de droit quand il s’agit de défendre les intérêts de ses classes dominantes.
Nous devons nous efforcer de construire un travail prolongé vers les syndicats, les organisations populaires comme l’alternative la plus juste pour que le peuple défende ses droits et participe à la vie politique, en approfondissant la démocratie directe, en rejetant la conciliation de classe et en combattant sans trêve le proto-fascisme.
Le proto-fascisme, comme un sur-dosage du programme des puissants
La configuration actuelle du pouvoir politique est également favorisée par des tactiques de propagande et d’action directe de secteurs réactionnaires et de groupes de filiations idéologiques diverses de l’extrême-droite, qui sont en général appuyés par les appareils juridico-policiers. C’est un facteur non négligeable, en cela qu’il impacte les conditions de possibilités de lutte dans la rue et parce que tout suggère qu’il est amené à augmenter, ce qui ouvrirait un espace pour que ses acteurs mettent la pression sur la scène politique nationale et s’alignent avec ce qui se passe ailleurs à l’échelle de notre continent.
Mais ce n’est pas tout. Cette configuration est aussi corrélée à la frustration économique, à l’échec des solutions par la représentation politique et à la déstabilisation de valeurs associées aux positions de pouvoir dans la famille, à la culture et à l’éducation. Une production subjective conservatrice qui trouve chez les évangélistes et dans leur base populaire un parfait vecteur de capillarisation. Cette nouvelle droite est passée du discours traditionnel du PT à la radicalité du discours anti-politique et « anti-système », se plaçant ainsi comme une droite qui ne parle pas seulement aux élites mais également aux secteurs populaires et périphériques. Ils agissent dans le vide social laissé par le centre-gauche, qui ne se place plus que comme défenseur de la démocratie bourgeoise.
La figure abominable de Bolsonaro s’insère dans cette tentative d’approfondir la destruction des droits sociaux et et d’augmenter la violence patriarcale contre les femmes, les personnes LGBT, les indigènes, les noir-e-s et les quilombolas [3]. Autant de violences qui se matérialisent dans diverses attaques à travers tout le Brésil, menées entre autres par ses partisans, comme par exemple dans le brutal assassinat du Maître Moa del Katendê [4], à Salvador. Loin de minimiser la barbarie que représente Bolsonaro, il est nécessaire de la replacer dans une logique fonctionnelle de mise en application de l’austérité, de recolonisation impérialiste du pays à un rythme plus soutenu qu’elle ne se ferait sous un gouvernement de centre-gauche.
Les urnes ne mettront pas en échec l’impérialisme, l’austérité fiscale et le protofascisme
Le résultat des élections ne résous donc pas le contexte compliqué, fait de la corrélation de multiples forces antagonistes, contre la classe ouvrière. Tous les scénarios électoraux ont un point commun : l’approfondissement de la lutte de classes et des oppressions. Le « vote utile » contre la liste Bolsonaro, au mieux, offre un délai qui nous mène à un « troisième tour » très compliqué et qui ne se jouera pas dans les urnes. La lutte pour la construction d’une alternative de classe et de masse qui ne se soumet pas aux raisons d’État, à la gouvernabilité et aux accords subordonnés à l’empire est une lutte de longue haleine. Cette dernière doit se constituer comme une force sociale capable de mettre en déroute la bourgeoisie, l’impérialisme et ses attaques.
Nos drapeaux, ceux des classes opprimées, doivent être brandis haut en cette période d’attaque protofasciste et ultralibérale. Nous ne pouvons pas succomber à la panique qui est démobilisatrice et à la peur provoquée par les élites réactionnaires. Notre rôle est de résister activement, en renforçant la solidarité de classe, de garantir la lutte dans les rues et la mobilisation incessante de celles et ceux d’en bas !
Pour cela, nous défendons :
- Unité de l’antifascisme loin des urnes, à la rue et dans la rue. La lutte est seule à déterminer ce qu’il adviendra. L’unité se fera dans les actes, dans les mobilisations contre les attaques néolibérales et contre la barbarie promue par Bolsonaro et ses correligionnaires.
- Lutte pour la défense des droits sociaux. Luttes contre les privatisations et les attaques faites à celles et ceux d’en bas. Lutte contre les attaques à l’éducation, la réforme de la retraite. Lutte contre l’augmentation du coût de la vie, la criminalisation des mouvements sociaux et le processus génocidaire contre le peuple noir, périphérique et indigène.
- Construction d’une grève générale contre l’avancée du fascisme et les attaques contre les droits des travailleuses et des travailleurs qui sont dans les cartons à venir de l’impérialisme, des élites patronales et des politiques, indépendamment des élections
Un peuple fort pour faire barrage au fascisme !
Contre la barbarie néolibérale, lutte et organisation !
Traduction : Commission internationale de la CGA
Notes (toutes les notes sont du traducteur)
1. Opération juridico-policière ouverte en 2014 qui éclabousse une grande partie de la classe politique brésilienne, accusée de financements illégaux, de blanchiment d’argent et de corruption à grande échelle, impliquant notamment la société pétrolière Petrocobras. Cette opération a notamment permis la condamnation de l’ancien président (PT) Lula et la destitution de Dilma Rousseff et est l’une des causes majeures de l’instabilité politique du Brésil ces quatre dernières années.
2. Néologisme qui regroupe (mot-valise) les termes anglais law (droit) et warfare (guerre, lutte) et qui marque l’usage de l’instrument légal dans un but conflictuel, voire belliqueux, c’est-à-dire, par exemple, pour délégitimer un adversaire ou l’empêcher d’agir. En l’occurrence, le texte dénonce l’usage de la loi brésilienne par l’impérialisme étasunien et ses alliés au Brésil pour mettre à mal les dirigeants PT du pays.
3. Les quilombolas sont les habitant-e-s des quilombos, au Brésil. Ils et elles sont les descendant-e-s des esclaves afro-brésilien-ne-s qui se sont échappé-e-s des plantations esclavagistes qui existaient au Brésil jusqu’en 1888, date de l’abolition de l’esclavage.
4. Compositeur de musique et maître de capoiera, fervent défenseur de la « ré-africanisation » de la jeunesse de Bahia et des cultures afro-brésiliennes, Maître Moa del Katendê a été violemment poignardé par un partisan de Bolsonaro, peu après avoir déclaré qu’il voterait pour Fernando Haddad, le candidat du PT.
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