En août 1929, dans le chaos de la guerre civile chinoise, est fondée, en Mandchourie, la Commune de Shinmin, un territoire agricole auto-organisé et associé à une guérilla opposée à l’occupation japonaise de la Corée. Les anarchistes y jouent un rôle moteur.

Depuis 1910 et la colonisation de la Corée par l’armée japonaise, la région chinoise frontalière de Mandchourie connaît un afflux massif de réfugié·es, paysans et paysannes spoliés de leur terre. Sur ce terreau naît une résistance, armée ou non, mélant divers courants politiques : monarchistes, nationalistes, socialistes, anarchistes… À partir d’août 1929, les anarchistes sont au cœur d’une vaste expérience d’auto-organisation de cette paysannerie en exil. Menacée par les staliniens, la Commune de Shinmin sera finalement détruite par l’invasion japonaise de septembre 1931.

L’anarchisme coréen se développe dans la foulée du mouvement du 1er mars 1919 qui voit les premières démonstrations de résistance ouverte au colonialisme japonais. L’événement oblige de nombreuses et nombreux révoltés à fuir le pays vers la Mandchourie et la Chine, à Shanghai, à Pékin ou dans le sud du pays. Dans ce contexte, les exilé·es rencontrent les idées socialistes et anarchistes qui fleurissent dans les métropoles chinoises et à Tokyo. Ils s’associent alors avec les anarchistes chinois et japonais à la fois dans pour des raisons pratiques de survie et par affinité idéologique. Le contexte révolutionnaire en Chine est propice au développement de l’anarchisme coréen en exil. Des groupes s’organisent. Avec les militantes et militants chinois ou japonais, ils publient des journaux et s’activent dans le mouvement syndical.

Shanghai est alors un lieu privilégié de rencontre. Véritable plaque tournante pour les anarchistes d’Extrême-Orient, la ville voit se développer un mouvement «  transnational  » plus qu’international, au travers par exemple, d’organisations comme la Fédération anarchiste d’Asie de l’Est en 1928 sous l’impulsion des coréens Yi Jeonggyu et Yu Seo et du Japonais Iwasa Sakutarô  [1]. Loin de se limiter à des relations sporadiques, c’est bien un seul et même mouvement qui unit ces militantes et militants dont les nombreux allers-retours d’une région à l’autre favorisent une certaine uniformité des points de vue et des pratiques. Notamment, toutes et tous s’accordent à voir l’impérialisme japonais comme la principale menace dans la région, et la libération des colonies comme une priorité.

Shanghai, plaque tournante de l’anarchisme en Asie

Elle est d’autant plus importante pour les anarchistes coréens qui ont dû s’exiler à cause de leur participation au mouvement d’indépendance du 1er mars 1919. Nombre d’entre elles et eux voient dans l’anarchisme une solution pour atteindre l’indépendance et pour développer la péninsule coréenne économiquement arriérée. Cette notion passe peu à peu de simple ressenti à une réflexion stratégique. Il faudra une décennie d’une (r)évolution par étapes, un processus continu, selon les mots de Yu Ja-myong et Yu-rim. Pour cela, l’alliance de toutes les forces anticolonialistes leur semble une nécessité. Cela conduira d’ailleurs l’organisation anarchiste, dans une période particulièrement périlleuse, à occuper deux sièges sur une cinquantaine au Parlement coréen en exil à Shanghai, de 1941 à 1945.

Cette participation paradoxale ne les empêche pas de critiquer ouvertement à la fois le gouvernement provisoire et le camp nationaliste, tout comme le communisme soviétique.

La nécessaire solidarité anticolonialiste n’altère pas leur sens critique et rien n’indique qu’ils n’avaient pas conscience du piège que pouvait représenter un mouvement ayant pour seul but l’indépendance nationale. Yu Seo, un anarchiste ayant participé à l’expérience autogestionnaire de Quanzhou, s’inquiétait de la «  folle vague  » patriotique parmi les anarchistes asiatiques, mais considérait que le premier pas vers la révolution commencerait par la libération des colonies. De la même façon, la présence d’anarchistes russes en Chine comme Vasilij Eroshenko leur donnait accès à des récits sur la dégénérescence de la révolution Russe.

Ce pragmatisme s’est également traduit par des expérimentations concrètes tout au long des années 1920, avec une influence significative en Mandchourie. Dès septembre 1923, Yi Jeonggyu, Jeong Hwaam et Chen Weiguang tentent sans succès d’établir un village autonome dans la région du Hunan. L’expérience du Quanzhou par ces mêmes militantes et militants s’inscrit dans cette logique, avec la volonté affichée dès 1926 d’entraîner la jeunesse des villages à améliorer leur capacité à défendre leurs communautés contre les bandes de pillards et les staliniens.

Les anarchistes présents en Chine prennent également une part active à la création de l’hôpital de Huaguang à Shanghai qui servira de lieu de communication et de rencontre. Deux universités sont créées afin de partager leurs idéaux anarchistes  : le «  Lida College  » et l’«  université du travail  » de Shanghai, ou Laoda. Ces universités sont le pendant urbain de l’expérience rurale du Quanzhou  : autant d’outils d’éducation pour enseigner aux citadines et citadins à s’organiser en collectif ouvriers, et aux villageoises et villageois à augmenter leur capacité d’autodéfense.

Autodéfense populaire et lutte pour l’indépendance

Ce principe d’autodéfense populaire se retrouvera en 1929 dans la plateforme mise en place en Mandchourie. Il s’agit de permettre aux paysans de s’organiser et de se défendre face aux agressions extérieures. Le concept se retrouve dans l’instauration d’unités de sécurité (contre les bandits locaux) d’une part, et d’une guérilla antijaponaise de l’autre. Cependant, le lien stratégique entre révolution sociale et lutte anticoloniale va se distendre au fil de l’aggravation de la guerre civile en Chine, puis des menaces d’invasion japonaise. la priorité devient plus prosaïquement la survie des Coréennes et Coréens ayant fui dans une zone tampon entre les nationalistes chinois et la Corée sous domination japonaise.

Du pragmatisme il en faut pour répondre d’abord aux besoins des deux millions de Coréennes et Coréens en Mandchourie, et pour faire face aux conditions de vie difficiles . En 1929, les nationalistes se rallient à l’organisation proposées par les anarchistes en Mandchourie dans une nouvelle entité  : la société unie du peuple coréen.

Ces indépendantistes, comme il serait plus juste de les appeler, acceptent la plateforme proposée par les anarchistes fondée sur une organisation coopérative de communautés économiques réparties en divisions rurales autonomes dans lesquelles les fermières et fermiers peuvent s’entraider dans les conditions extrêmes de l’environnement mandchou. Le caractère libertaire de cette plateforme très concrète ne fait aucun doute  : le but affiché est de créer une société sans hiérarchie dans laquelle «  la dignité humaine et les libertés humaines seraient garanties  ». La nouvelle organisation quant à elle se définissait comme «  une organisation coopérative, autonome et autogérée  » et «  gouvernée sans gouvernement autoritaire  ».

Les sources restent aujourd’hui trop parcellaires pour savoir dans quelle proportion ces principes ont été appliqués, et dans quelle proportion ils sont restés sur le papier avant l’attaque de la Mandchourie par l’armée impériale japonaise en 1931. Néanmoins, il est certain que la priorité en Mandchourie aura été d’assurer la survie matérielle dans un pays très dur, par le biais d’une planification locale et grâce au principe d’entraide mutuelle.

L’heure du pragmatisme – survivre ou périr

Par ailleurs, l’alliance des anarchistes avec les nationalistes ne peut être lue comme un renoncement. Dans le cas de la Commune de Shinmin, les anarchistes n’abandonneront en aucun cas leurs principes. Il s’agit bien plutôt d’un ralliement des nationalistes, a minima aux pratiques anarchistes, et à une forme organisationnelle autonome. Ce glissement des nationalistes vers une plateforme anarchiste démontre l’efficacité de l’organisation mise en place pour faire face à l’extrême rigueur des conditions mandchoues et permettre la survie des réfugié·es.

Dès le début, la Commune de Shinmin est cependant menacée. Le double assassinat des deux meneurs, Kim Jwa-jin en janvier 1930 par les Japonais et de Kim Jon-jim en 1931 par les communistes porte un coup dur au projet – ce qui remet en partie en cause l’effectivité de la décentralisation du pouvoir sur la période. Mais la raison fondamentale de la chute de Shinmin, c’est l’intensité de la double attaque menée par les troupes japonaises et les communistes à partir de 1931, l’offensive par une armée moderne comme celle des Japonais ne laisse aucune chance à une défense frontale.

Malgré une impressionnante capacité à lire et à réagir aux évènements, à s’organiser et à expérimenter, les anarchistes coréens en Chine et en Mandchourie n’ont pas pu faire face sur le double front de l’impérialisme japonais et de la guerre civile chinoise. Malgré tout, comme le note Dongyoun Hwang dans son histoire de l’anarchisme coréen, les anarchistes coréens en Chine étaient entièrement tourné·es vers l’avenir et ont combattu pour l’indépendance jusqu’en 1945. Ils et elles militeront ensuite pour une Corée unie, et pour sa reconstruction sur des bases autogestionnaires. Persécutés par le Nord stalinien comme par le Sud nationaliste, ils et elles ne survivront, au sud, qu’en faisant profil bas.

Aujourd’hui disparu, le mouvement anarchiste coréen reste intégré à la mémoire officielle comme une des courants fondateurs de l’indépendance.

Florent (UCL GPS)

Mensuel Alternative Libertaire, Septembre 2019