Par Julien Clamence
Comment s’est constitué le mouvement ouvrier ? Voilà une question fondamentale et que chaque révolutionnaire finit immanquablement par se poser. En effet, nos oligarchies libérales, aussi terriblement inégalitaires soient-elles, sont le produit d’une lutte, parfois très violente, entre les différentes élites qui alternent au sommet des États et le mouvement ouvrier qui en constituait les bases. Ce qu’on appelle parfois trop simplement la lutte des classes n’est pas une simple opposition sociologique ou un combat à mort pétrifié à travers les temps historiques. Leurs interactions forgent une dynamique, une dialectique. Toute personne qui souhaite comprendre le monde tel qu’il est, tel qu’il aurait pu être et tel qu’il sera, doit interroger l’histoire et la considérer comme l’évolution forcée et contrainte du capitalisme soumis au changement par le mouvement ouvrier et la constellation politique socialiste.
C’est d’ailleurs l’un des grands impensés du marxisme (orthodoxe) : comment les ouvriers, de par leurs luttes, ont infléchi le cours de l’histoire et ont forcé le capitalisme à muter. La grande social-démocratisation du monde d’après 45 peut être expliquée par ce phénomène, comme tous les acquis qu’on classe sous l’étiquette « d’État de droit » ou de « démocratie représentative ». Même de nos jours, à l’époque d’une gauche de droite, à l’époque où les compromis keynésiens sont détricotés méthodiquement, le legs du mouvement ouvrier reste un fondement de nos sociétés.
Or, quelle meilleure source qu’une description, certes romancée, de l’un des berceaux des premiers sociaux-démocrates russes ? Rappelons que l’ancêtre du Parti Bolchevique et, a fortiori, du Parti Communiste, s’appelait le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie. Il s’agit d’une époque où, même radicalement divisé, le mouvement socialiste n’avait pas encore à souffrir des fractures sanglantes que la Révolution d’Octobre allaient lui imposer. Revenons donc à la naissance du mouvement ouvrier et recherchons-la dans un chef d’œuvre de Maxime Gorki, La Mère.
La lutte, conscientisation des inégalités et de l’oppression
La Mère n’est pas l’histoire qu’on croit. Elle est profondément originale parce qu’elle donne la primauté du point de vue à la mère d’un révolutionnaire, ouvrier dans une fabrique, qui va elle-même devenir révolutionnaire en suivant son exemple. Gorki nous offre une vision des classes populaires russes sans concession : pauvres, peu éduquées, violentes, auto-destructrices, conservatrices par bien des aspects mais sourdes d’une volonté de changement. La fabrique où se déroule le début du roman ne porte pas de nom, elle incarne toutes les fabriques et toutes les usines russes de la fin du XIXe siècle. Les travailleurs se réveillent à la sonnerie de la sirène et s’en vont suer toute la journée au travail. La soirée est synonyme de beuveries et de bagarres. Même la nuit n’offre pas de réel repos tant le corps est épuisé au moment de rejoindre le royaume de Morphée.
Au sein de cette masse de travailleurs, quelques personnes vont prendre conscience de la domination de l’État et du patron sur leurs vies. Les premières cellules socialistes sont profondément mixtes, elles regroupent des travailleurs, des intellectuels marginalisés et des descendants de la bourgeoisie/noblesse qui ont choisi des métiers déconsidérés comme celui d’instituteur. Le niveau d’éducation jouait naturellement un rôle dans les relations de pouvoir qui pouvaient exister au sein des groupes révolutionnaires mais ce qu’on pourrait appeler « l’avant-garde » intellectuelle avait compris que le peuple devaient faire leur révolution par elles-mêmes et que son rôle devait se cantonner à une mission d’éducation politique et populaire.
Pélagie est la mère de Paul (ou Pavel) et Paul, simple ouvrier à la fabrique, va devenir l’un des leaders du mouvement ouvrier dans sa région. Petit à petit, il se cultive, découvre tous les angles sombres de cette société d’oppression qui paye ses ors sur le corps des ouvriers et des paysans. Profitant de son talent de persuasion, Paul arrive à soulever les plus jeunes qui rêvent à une vie autre. On peut s’étonner que ces premières cellules exécraient la violence. Le parallèle avec beaucoup de mouvements non-violents qui veulent démontrer l’insanité du système en s’exposant à ses exactions saute aux yeux. Paul et ses camarades sont arrêtés pour l’exemple et c’est précisément ce qu’il souhaite : donner l’exemple !
Pélagie comprend alors que le combat de son fils est infiniment juste. Elle et les autres parents voient leurs enfants se réunir sous un drapeau – rouge – pour chanter « Debout les damnés de la terre, debout, les forçats de la faim ! » face à des militaires à la baïonnette pointée. « L’avant-garde », si on peut l’appeler ainsi, ne se contentait pas de dispenser sa science aux travailleurs, elle abandonnait les fastes de la ville pour vivre avec les opprimés. C’est sans doute l’une des grandes solidarités fondatrices du mouvement ouvrier : des intellectuels et des bourgeois qui s’empêchaient de parvenir[1] et descendaient dans la fange pour lutter, au jour le jour. L’exemplarité alors n’était pas un vain mot ; la prison, la torture, la justice dévoyée, la police tyrannique, autant d’éléments qu’il s’agissait de remettre en contexte. L’oppresseur est avant tout un propriétaire de la légitimité absolue. Le premier combat du socialisme de ces débuts : faire s’écrouler les codes de la société ancienne et poser les bases d’une société nouvelle. « Du passé faisons table rase… »
Ces cellules fonctionnaient en quasi-autogestion. Elles devaient préserver le secret et mettre ses membres à l’abri des dénonciateurs. Dans ce mouvement émergent, le Parti n’est rien d’autre que la fédération objective d’un millier d’opprimés en lutte. Á chacun son rôle, à chacun le droit de décider la manière dont il souhaite faire sa révolution. Localiste, autogestionnaire, égalitaire, les premières formations socialistes prenaient racines dans le terreau social le plus pur et paraient à l’essentiel. Elles étaient profondément humaines.
Il est vraiment stupéfiant de comparer la période de formation du mouvement ouvrier (qui durait déjà depuis le tout début du XIXe siècle) d’avec la situation de nos État européens à l’aube du XXIe siècle. On y constate le même statu quo, les mêmes poncifs élitaires que maintiennent une justice et une police aux ordres. On y constate la même abrutissement des masses et le rôle central du travail comme seule fin de la vie sociale. Ce qui diffère c’est l’élan premier qui bouillonnait et que le mouvement ouvrier allait incarner. Ce qui diffère, c’est aussi le goût de l’intelligence et le respect pour celle-ci. Des femmes et des hommes allaient en prison pour avoir donné, transporté ou lu un livre interdit. La connaissance était transcendante par nature ; les ouvriers et les paysans marchaient , le drapeau dans une main, le livre dans l’autre. Aujourd’hui, on a tué le pouvoir du livre en le massifiant, en étouffant le badaud sous le poids des trop nombreuses publications, des centaines de livres inutiles d’un BHL ou d’un Minc.
Le plus important, dans l’histoire de La Mère, c’est cette vision, d’un réalisme frappant, du monde qui bascule. Gorki a gravé dans le marbre l’éclosion de l’espoir incarné dans le social. Ce mouvement qui a changé l’Histoire, fut d’abord l’œuvre de quelques-uns, de quelques fils et de quelques mères…