Par Renaud (AL Alsace)
1. De la Commune écrasée à la Commune glorifiée
Après 72 jours de lutte et de rénovation sociale, la Commune de Paris expire le 28 mai 1871 au terme d’une semaine de déchaînement militaire qui laissa entre 20 000 et 30 000 morts, d’où son surnom de « semaine sanglante ». Mais la vie de la Commune ne s’arrête pas là ! Dernière grande révolution du XIXe siècle, prémisse des révolutions du XXe siècle, elle constitue une expérience déterminante pour les différents courants du mouvement ouvrier autant qu’un avertissement pour les classes possédantes. La Commune devient donc l’enjeu d’une bataille mémorielle dans laquelle se confrontent diverses interprétations.
C’est en août 1873, sur le bateau qui l’emmenait en exil en Nouvelle-Calédonie que Louise Michel aurait découvert l’anarchisme, grâce à une autre communarde, Nathalie Lemel. L’expérience de la Commune est été essentielle pour la constitution du courant anarchiste, et la question qu’elle pose de la dualité entre pouvoir populaire et pouvoir gouvernemental sera l’objet de débats entre marxistes et libertaires.
Le mouvement ouvrier français qui s’était reconstitué dans les années 1860, après la dure répression de juin 1848 et le coup d’État de Napoléon III en 1851, était marqué par l’influence de Proudhon, mort en 1865. Marx espérait d’ailleurs que la victoire prussienne sur la France en 1870 déboucherait sur « la prépondérance du prolétariat allemand sur le prolétariat français [qui] serait en même temps la prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon » [1]. Les tensions déjà fortes entre les tendances marxiste et anti-autoritaire de l’Association internationale des travailleurs (AIT) déboucheront sur la scission au congrès de La Haye en 1872.
Dès le début, l’insurrection parisienne du 18 mars correspond aux attentes des amis de Bakounine, pour qui « la Commune absolument autonome » doit être « la base de toute l’organisation politique d’un pays » [2]. D’ailleurs Bakounine lui-même participe à l’insurrection lyonnaise en septembre 1870 et doit fuir lors de son échec. La Commune est donc tout d’abord acclamée par les anarchistes, qui louent son suffrage universel, son mandat impératif, sa révocabilité des élus (Bakounine), son fédéralisme, sa « négation de la nation et de l’État » (James Guillaume) ou son intention de « faire disparaître le pouvoir lui-même » (Gustave Lefrançais [3]). Certaines de ces affirmations seront critiquées par la suite, mais elles donnent la mesure de l’enthousiasme qu’a suscité l’évènement
Convergence de vues
De l’autre côté, Marx envisage tout d’abord que la construction de la IIIe République en septembre 1870 offrira un cadre démocratique pour la construction d’un mouvement socialiste fort. Il désapprouve les premières tentatives d’insurrection (Marseille en août puis en novembre 1870 et en mars 1871 ; Paris en août et octobre 1870, en janvier 1871) dans lesquelles les socialistes français sont souvent impliqués. Mais les 72 jours de la Commune suscitent finalement l’enthousiasme chez les marxistes aussi.
La Commune sera plus tard considérée par Friedrich Engels [4] comme l’incarnation de la dictature du prolétariat (point de désaccord entre marxistes et libertaires). Mais elle est tout d’abord l’occasion pour Marx et Engels de donner une « rédaction différente » à certains passages du Manifeste communiste de 1846 [5]. L’expérience de la Commune démontre que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre possession de la machine déjà existante de l’État pour la mettre au service de ses propres objectifs ». Le principal enseignement tient dans cette question du processus révolutionnaire et de l’État : le premier décret de la Commune, cité en exemple par Marx, abolit l’armée permanente pour la remplacer par le peuple en armes.
Au fond « la constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu’alors absorbées par l’Etat parasite ». Paradoxalement, alors que la scission de l’Internationale a lieu en 1872, les positions des deux tendances semblent se rapprocher.
Les critiques libertaires a posteriori
Avec un peu de recul, les libertaires portent une vision plus nuancée de la Commune, sans remettre en cause le bien fondé de l’insurrection ou l’honnêteté des insurgés. Pour Elisée Reclus, communard devenu anarchiste, « la Commune de Paris, insurrectionnelle par en bas, était gouvernementale par en haut » [6].
La première série de critique concerne le maintien des formes et du fonctionnement d’un gouvernement, au point que l’anarchiste autrichien Max Nettlau finit par la considérer comme un « microcosme autoritaire » [7]. L’échec de la Commune est utilisé pour démontrer le caractère néfaste de la confiance dans un gouvernement, même honnête et bien intentionné, et de la délégation de pouvoir. Surtout, comme le rappelle le principal théoricien anarchiste de l’époque, Pierre Kropotkine, « les révolutions ne se font pas à coup de décret » [8] et le temps passé par les socialistes dans les discussions du Conseil de la Commune, dominé par des jacobins, était autant de temps passé hors du peuple, force vive de la révolution.
La seconde critique importante concerne le manque de perspectives sociales de la révolution, faiblesse attribuée par Kropotkine aux « préjugés sur la propriété et l’autorité qui régnaient à ce moment au sein des organisations prolétariennes » [9]. Emblématique de ces préjugés, le refus du Conseil de la Commune de recourir au canon pour prendre l’or de la Banque de France. La nécessité pour les jacobins de maintenir les formes d’une République respectable, pousse la Commune à recourir au crédit pour fonctionner !
Les intentions de réformes sociales ont existé « par intuition » (Jean Grave) ou« d’instinct » (Bakounine) plus que par conviction. Le contexte de la guerre contre les Versaillais et la courte durée de la révolution expliquent en grande partie la faiblesse de l’œuvre sociale de la Commune, portée par un mouvement ouvrier qui se relevait à peine de deux décennies de dictature bonapartiste.
Bataille pour le mur des fédérés
Outre sa portée politique, le capital symbolique de l’évènement est aussi l’objet de disputes. Dès 1872, des commémorations sont organisées par les associations ouvrières, malgré les interdictions, pour transmettre la mémoire et soutenir les victimes de la répression qui se poursuit. En 1908, la SFIO, qui unifie les socialistes depuis 1905, obtient d’être l’organisatrice du pèlerinage annuel au mur des fédérés le dernier dimanche de mai. En fait, il s’agit pour la SFIO de s’approprier une part de mémoire ouvrière en concurrence avec le 1er mai, qui est dominée par les syndicalistes révolutionnaires.
Mais avec la création du Parti communiste en 1920, la concurrence entre les deux organisations pour s’approprier la commémoration de la commune tourne à l’avantage du PCF. Les anarchistes rejoignent néanmoins le défilé socialiste dès 1928, ne pouvant accepter la récupération opérée par le PCF. Malgré une analyse marxiste dogmatique qui classe la Commune dans les « révolutions immatures » [10], incapables de se doter d’un parti révolutionnaire efficace, malgré une méfiance proclamée pour « la tradition romantique » de l’insurrection, le parti juge utile la dimension émotionnelle de l’évènement, qui permet de mobiliser les masses.
La presse communiste multiplie les pages commémoratives sur les grands personnages de la Commune, les grands récits héroïques, les poèmes épiques liant la Commune à l’URSS… Le 25 mai 1924, la cérémonie de remise à l’URSS d’un drapeau vestige de la Commune (pour qu’il repose auprès de Lénine dans son mausolée), après serment collectif devant celui-ci au mur des fédérés, atteint des sommets de mise en scène dramatique. Le déclin des commémorations, dans les années 1950 pour la SFIO et les années 1970 pour le PCF, suit naturellement l’abandon de la rhétorique révolutionnaire par ces partis.
En face, dans le camp des vainqueurs de 1871, qu’ils soient monarchistes ou républicains, une même condamnation morale de la commune domine : « sans doute la politique au premier plan : mais derrière ce voile transparent […] la soif de jouir sans travailler, le désir de faire parler de soi, l’envie basse et méchante, le mépris de toute supériorité, l’antagonisme du pauvre contre le riche, la haine de toute religion… » [11]. Et c’est cette version que l’on lira dans les manuels scolaires de la IIIe République, tout juste nuancée par quelques critiques sur la stratégie des généraux versaillais : le manuel d’histoire d’Ernest Lavisse de 1895 définit la Commune comme « l’insurrection la plus criminelle de l’histoire » tandis que celui de Malet et Isaac en 1930 explique son déclenchement par « le déséquilibre physique et moral, les nerfs malades, la santé délabrée par le manque de vivres et l’abus d’alcool » des ouvriers parisiens.
Le mythe des pétroleuses
Mais la palme revient au mythe des pétroleuses, ces femmes accusées d’allumer furtivement des incendies dans Paris. Cette figure nouvelle apparaît dans la presse durant l’été 1871, pour justifier les massacres au cours desquels les femmes ne furent pas épargnées, commis par l’armée versaillaise durant la semaine sanglante. Bien qu’aucune preuve ou témoignage ne soit jamais venus accréditer l’existence de ces pétroleuses [12], on trouve par dizaines des récits vivants de leurs arrestations dans les journaux. Le mythe empreinte les descriptions de l’hystérie féminine. Il permet une débauche de haine irrationnelle à la mesure de la peur suscitée par la Commune dans les classes possédantes, et notamment le grand désordre dans la norme patriarcale initié par la forte implication des femmes dans la révolution.
Même plus d’un siècle après la semaine sanglante, la Commune continue à susciter un intérêt, que ne démentent pas le succès du roman Le Cri du peuple de Jean Vautrin illustré par Jacques Tardi ou les articles haineux d’Emmanuel Leroy-Ladurie dans Le Figaro, reprenant les ficelles de la caricature anti-communarde [13]. Mais au-delà des mythes, c’est l’expérience politique qui doit servir à ceux et celles qui luttent aujourd’hui pour la révolution sociale.
2. Une expérience toujours utile ?
C’est sans doute dans l’évolution du processus révolutionnaire que nous trouvons les enseignements les plus utiles de 1871. Alors que le Conseil de la Commune était dominé par des idées néojacobines, selon lesquelles prolétariat et bourgeoisie faisaient ensemble une révolution politique, les questions sociales ont été imposées par l’action des classes populaires, organisées en comités de vigilance, clubs révolutionnaires (qui investissent les églises), ou garde nationale. Le comité de vigilance du XVIIIe arrondissement, présidé par Louise Michel, exige de la mairie la réquisition des logements vides et des ressources abandonnées, la fermeture des lieux d’enfermement féminins (maisons closes ou établissements religieux), le recensement des indigents, etc.
Si la propriété privée n’est pas directement remise en cause, elle se voit imposer des limites. Le Conseil de la Commune autorise la récupération, sous forme de coopératives ouvrières, des ateliers abandonnés par leurs patrons.
Le double pouvoir
Puisqu’on ne fait pas de « révolution par décret », les décisions venues d’en haut qui ne correspondent pas aux attentes et aux besoins ne sont simplement pas appliquées : c’est le cas de l’interdiction du travail de nuit des boulangers, contestée par les boulangers eux-mêmes. Malgré la faiblesse du mouvement socialiste, malgré le manque de programme révolutionnaire établi, les questions sociales s’imposent grâce à l’auto-organisation populaire.
En 1792 ou 1848, le peuple parisien avait connu d’autres communes révolutionnaires [14] dans lesquelles un pouvoir populaire avait émergé et s’était substitué plus ou moins au pouvoir légal. Dès 1870, le premier outil de cette auto-organisation est la garde nationale, organisée par arrondissement, par quartiers et par rues, basée sur une solidarité de voisinage qui est aussi une solidarité de classe tant les travaux haussmanniens ont renforcé la ségrégation spatiale. Cette garde pratique la démocratie directe (élections des officiers, révocabilité) et près d’un quart des délégués sont membres ou dirigeants des sociétés ouvrières. Cette organisation du « peuple en arme » est nécessaire, mais pas suffisante.
Au matin du 18 mars, c’est tout un quartier qui empêche l’escamotage des canons de Montmartre, et qui pousse la troupe à fraterniser. L’auto-organisation passe par la participation de toutes les populations, y compris lorsque cette participation n’est pas automatiquement acceptée : l’Union des femmes est créée pour la reconnaissance de celles-ci comme actrices à part entière de la Commune, y compris au combat.
C’est cette activité à la base qui a permis d’imposer la pratique du mandat impératif, mis en avant par Marx comme par Bakounine. En effet aucun texte officiel de la Commune n’imposait le mandat impératif, mais de nombreux élus insistèrent spontanément sur le caractère impératif de leur mandat et sur la souveraineté de la base.
Comme dans presque tous les épisodes révolutionnaires depuis 1789, la Commune de Paris a été marquée par la dialectique d’un double pouvoir : pouvoir populaire et pouvoir gouvernemental. L’union sacrée contre les Versaillais et la brièveté de l’expérience ont empêché que se développe un antagonisme entre ces deux pouvoirs. L’expérience eût-elle duré que la question de la prééminence de l’un sur l’autre se serait nécessairement posée, se cristallisant autour de l’institution du mandat impératif. Comment devra être organisé le pouvoir populaire de demain ? La Commune de Paris jour un rôle fondateur dans cette question centrale pour les communistes libertaires.